Pourquoi le niveau de violence en Afrique a-t-il augmenté en 2024 ?
Le niveau croissant de pauvreté extrême en Afrique, aggravé par la COVID-19, alimente le feu des privations relatives.
Publié le 09 janvier 2025 dans
ISS Today
Par
Jakkie Cilliers
président du Conseil d’administration de l’ISS responsable de programme, Afriques futures et innovation
L’année 2024 a été une année sombre pour l’Afrique. La Libye et le Soudan se sont divisés. L’Éthiopie s’est efforcée de contenir les insurrections dans les régions du Tigré, de l’Amhara et de l’Oromia, tandis que les conflits se sont poursuivis au Soudan du Sud et en Somalie.
Des coups d’État ont placé des régimes militaires à la tête de quatre pays du Sahel ; l’extrémisme violent a semé la terreur dans le nord du Mozambique, au Mali, au Nigeria, au Burkina Faso, au Niger et ailleurs.
Au Kenya, un nouveau régime fiscal punitif a provoqué des émeutes qui ont conduit le président William Ruto à limoger l’ensemble de son cabinet. Au Nigeria, le président Bola Tinubu s’est également efforcé de mettre en œuvre des réformes économiques douloureuses après avoir hérité d’une situation budgétaire insoutenable.
Les élections régulières, porteuses d’espoirs pour l’amélioration du niveau de vie, de la santé et du bien-être, n’ont pas répondu aux attentes. Désespérées et en colère, les populations ont eu davantage recours à la violence. Si les élections promettent le progrès, la démocratie n’a généralement ni stimulé la croissance économique en Afrique ni renforcé la sécurité.
Le premier facteur structurel de privation relative en Afrique est l’effet persistant de la COVID-19
Dans certaines régions, notamment au Sahel, l’instabilité et le faible développement qui ont suivi les scrutins ont favorisé le retour de l’armée sur la scène politique. Le Niger, le Mali, le Burkina Faso et le Gabon n’ont jamais pleinement connu la démocratie. Néanmoins, ils ont franchi certaines étapes, telles que la tenue d’élections régulières, avec la promesse répétée d’un changement positif.
Mais le simulacre de démocratie dans ces pays frappés de coups d’État ternit son image, suscitant un désir de stabilité, sans laquelle ni le développement ni la démocratie ne sont possibles..
Outre un mauvais leadership, la croissance de l’Afrique est entravée par des facteurs profonds ou structurels qui alimentent un cycle de mécontentement, de frustrations et de violence.
La notion de privation relative désigne la tension entre votre état réel et ce que vous pensez pouvoir réaliser. Ted Robert Gurr, père de cette théorie, l’a décrite comme « l’écart perçu entre les attentes et les capacités en matière de valeur ». Il s’agit de ce que les gens pensent qu’ils devraient avoir, en comparaison avec ce que détiennent les autres, leur propre passé ou leur vision de l’avenir.
Pour de nombreux Africains, la réalité est souvent celle d’un dénuement extrême. L’accès accru à l’éducation, l’urbanisation, internet et les réseaux sociaux ont nourri l’espoir d’une amélioration possible et légitime, tout en pointant les élites dirigeantes comme responsables des blocages.
Les effets persistants de la COVID-19 représentent l’un des principaux moteurs de la privation relative en Afrique. En moyenne, les Africains ne retrouveront leur niveau de 2019 qu’en 2027. Le reste du monde l’a retrouvé en 2022. La COVID-19 a coûté au continent huit années de croissance des revenus, et de nombreux Africains peinent encore à joindre les deux bouts.
La carte ci-dessous présente l’évolution de cette perte de revenus en pourcentage du PIB par habitant en comparant la situation de 2024 avec un scénario sans COVID-19. Par exemple, elle montre que le PIB par habitant du Mozambique en 2024 était inférieur de 1,72 % à son niveau potentiel sans la pandémie.
Une analyse récente du Fonds monétaire international indique que les périodes de stagnation de quatre ans ou plus tendent à accroître les inégalités de revenus de près de 20 %. Avec sa population croissante, l’Afrique se remet plus lentement de l’impact de la COVID-19 que d’autres régions du monde, ce qui alimente l’instabilité.
Les effets de la COVID-19 ont été aggravés par les chocs mondiaux d’une croissance économique plus lente que prévu (ce que l’on appelle slowbalisation ou ralentissement du processus de mondialisation) qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine et les tendances cycliques. L’Afrique est à nouveau un champ de bataille par procuration, la Russie poursuivant sa guerre contre l’Ukraine et l’Occident au Sahel.
La COVID-19 a également eu un d’importantes conséquences sur l’extrême pauvreté. Après des réductions lentes, mais régulières de la pauvreté entre 2003 et 2014, l’extrême pauvreté en Afrique a augmenté chaque année depuis lors, et la COVID-19 a accéléré cette tendance. Le graphique ci-dessous présente l’extrême pauvreté en 2024 en Afrique, en Asie et dans le reste du monde. L’année dernière, environ 18 millions d’Africains supplémentaires vivaient avec moins de 2,15 dollars par rapport aux projections sans COVID-19.
C’est en partie pour cette raison que l’Afrique devrait dépasser l’Asie en tant que continent comptant le plus grand nombre de personnes souffrant de la faim d’ici 2030. Déjà, 20,4 % des Africains n’ont pas accès à une alimentation suffisamment nutritive, bien que l’Asie abrite actuellement plus de la moitié des personnes sous-alimentées dans le monde. Les perspectives pour l’Asie sont plus positives grâce à un fort accent mis sur la production locale, la diversification des cultures, l’utilisation d’engrais et les investissements publics dans l’agriculture, des efforts encore insuffisants en Afrique.
La COVID-19 a frappé l’Afrique à un moment où sa population de jeunes, bien qu’en baisse, était supérieure d’environ 17 points de pourcentage à la moyenne du reste du monde. L’Afrique subsaharienne connaît une forte croissance de sa jeunesse. Au Kenya, près de la moitié de la population adulte est âgée de 15 à 29 ans, soit un peu moins qu’au Nigeria. En comparaison, au Royaume-Uni, ancienne puissance coloniale de ces deux pays, cette tranche d’âge représente moins d’un quart de la population adulte.
De plus en plus diplômés et urbanisés, les jeunes Africains aspirent à des emplois stables, un avenir prometteur et une sortie de l’économie informelle, qui les contraint souvent à vivre dans des bidonvilles tels que Kibera à Nairobi ou Makoko à Lagos.
Compte tenu de la jeunesse de sa population, l’économie africaine moyenne connaîtra une croissance plus rapide que celle des autres régions, avec un écart d’environ 1,5 point de pourcentage. Le nombre d’Africains en situation d’extrême pauvreté se stabilisera autour de 457 millions de personnes en 2026-2027.
D’ici à 2030, date à laquelle la communauté internationale s’est engagée à éliminer l’extrême pauvreté dans le monde, environ 26 % de la population africaine vivra toujours avec moins de 2,15 dollars par jour.
La variable critique ici réside dans la croissance démographique rapide de 2,6 % par an. Si elle offre une main-d’œuvre abondante, elle exige une expansion économique dépassant 10 % annuellement pendant des décennies pour l’absorber. Or, les taux de croissance économique moyens seront probablement légèrement supérieurs à 4 %.
Pendant ce temps, plus de 60 % du PIB de l’Afrique est consacré au service de la dette, ce qui réduit considérablement les ressources disponibles pour le développement et la croissance économique réelle. Afreximbank signale que le fardeau de la dette de l’Afrique s’est considérablement alourdi ces 15 dernières années, augmentant de 39 points de pourcentage entre 2008 et 2023, pour atteindre 69 % du PIB en 2023.
Avec les taux d’intérêt actuels, les pays africains ne peuvent pas se passer de leur dette extérieure et beaucoup risquent de se retrouver en défaut de paiement. Les niveaux de remboursement limitent les performances économiques, et les gouvernements n’ont tout simplement pas les revenus nécessaires pour garantir une meilleure sécurité.
La COVID-19 a coûté à l’Afrique huit ans de croissance et nombreux pays peinent encore à s’en remettre
Entre-temps, les rivalités géopolitiques alimentent à nouveau l’instabilité. Auparavant, les flux d’armes vers les régions instables d’Afrique étaient partiellement freinés par les restrictions du Conseil de sécurité des Nations Unies. Cependant, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, membre permanent, et son mépris pour les règles affaiblissent gravement la crédibilité du Conseil, désormais largement ignoré.
Récemment, Amnesty International a signalé l’arrivée au Soudan d’armes en provenance des Émirats arabes unis, de la Russie, de la Turquie, de la Serbie, du Yémen et de la Chine. Les reportages des médias sur l’engagement russe et ukrainien au Mali donnent l’impression d’une guerre par procuration.
La communauté internationale doit faire des choix stratégiques concernant les perspectives de développement de l’Afrique. Si certains ignorent la lenteur des progrès et vantent l’impact de l’intelligence artificielle, la croissance démographique africaine et ses pressions, notamment sur l’Europe, imposeront une attention sérieuse.
C’est le défi que l’équipe « Afriques futures and innovation » de l’Institut d’études de sécurité entend relever. À suivre.
Cet article a été publié pour la première fois dans Africa Tomorrow, le blog du programme Afriques futures et innovation de l’ISS.
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