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Pour l’Afrique du Sud, le choix d’une unique agence anticorruption est risqué

Si elles ne tiennent pas compte des complexités locales, les réformes anticorruption risquent de déclencher une instabilité politique.

Les attaques contre l’indépendance et la capacité du système de justice pénale en Afrique du Sud au cours des dix dernières années ont facilité la corruption et la captation de l’État. Alors que le pays s’efforce de traduire en justice leurs auteurs et d’empêcher des dommages supplémentaires, on se demande si les institutions sud-africaines sont à la hauteur de la tâche.

Certains militants proposent de créer une agence unique de lutte contre la corruption en Afrique du Sud, dotée des pleins pouvoirs d’enquête et de poursuite et dont l’indépendance serait protégée par la Constitution. Cette proposition d’une agence unique et puissante peut sembler une bonne idée, toutefois aucun organisme de lutte contre la corruption en Afrique n’a réussi jusqu’alors à mener à bien son mandat.

Une nouvelle étude de l’Institut d’études de sécurité (ISS) portant sur la manière de lutter efficacement contre la corruption en Afrique du Sud (publiée le 28 août) montre que, dans les pays en développement, les réformes anticorruption échouent le plus souvent ou déclenchent de l’instabilité politique. Les organismes qui réussissent font souvent l’objet d’attaques ou sont démantelés par de puissantes élites qui ne tirent aucun profit de l’état de droit. L’étude de l’ISS indique que rien ne prouve, à l’échelle mondiale, qu’un modèle d’agence unique soit plus performant.

Le Ghana, le Malawi, la Tanzanie et l’Ouganda sont autant d’exemples de pays qui ont tenté de mettre en place, sans succès, des commissions anticorruption. Celles-ci n’ont pas réussi à atteindre leurs objectifs, entraînant ainsi des coupes budgétaires et des résultats de moins en moins bons.  

Selon l’ISS, aucun modèle d’agence unique n’a prouvé qu’il était le plus performant

Dans la théorie des systèmes, la corruption est connue pour être un problème pernicieux, c’est-à-dire insoluble et réfractaire à toute solution, en raison de sa complexité. La corruption est un phénomène compliqué et ceux qui s’y adonnent font tout pour mettre à mal les tentatives de résolution.

Les auteurs et les bénéficiaires de la corruption sont généralement des personnes puissantes, qui exercent une influence entre autres sur le personnel politique, la police, les procureurs afin d’entraver le travail des institutions répressives. Ce faisant, ils affaiblissent tout organisme qui les menace et peuvent recourir à la violence pour protéger leurs intérêts.

Accountability Now est favorable à la mise en place d’une commission d’intégrité spécialisée et indépendante pour l’Afrique du Sud, inscrite dans la Constitution et relevant des institutions du Chapitre 9, dotée de ressources suffisantes, d’un personnel formé et d’une direction difficilement révocable. Il s’agit là des critères dits « STIRS » (spécialisé, formé, indépendant, autonome et inamovible) qui découlent d’un arrêt de la Cour constitutionnelle de 2011.

Cet arrêt, appelé « Glenister II », du nom de l’homme d’affaires Hugh Glenister, stipule que le gouvernement sud-africain est tenu de mettre en place une agence indépendante chargée de lutter contre la corruption. Glenister avait intenté une action en justice pour contester la dissolution, en 2009, de la Direction des opérations spéciales (les « Scorpions »), qui luttait efficacement contre la criminalité. La disparition des Scorpions a fait suite à une résolution à caractère politique adoptée lors de la conférence nationale du Congrès national africain (ANC), le parti au pouvoir, en 2007.

Créée en 2001 et dotée de larges pouvoirs lui permettant d’enquêter et de poursuivre les auteurs des crimes prioritaires, notamment la corruption, la Direction des Scorpions était une unité spécialisée de l’Autorité nationale des poursuites. Elle a été remplacée par la Direction des enquêtes sur les crimes prioritaires (les « Faucons »), qui dépend de la police sud-africaine.

Les institutions anticorruption enracinées dans le savoir local sont les plus résistantes

Dans l’arrêt Glenister II, la Cour constitutionnelle a estimé que la législation à l’origine de la création des Faucons ne respectait pas les critères STIRS, notamment celui de l’indépendance. Toutefois, l’arrêt n’a pas précisé tous les prérequis nécessaires à une répression efficace de la corruption en Afrique du Sud.

Les avis divergent quant aux fonctions et pouvoirs exacts de la nouvelle agence. En 2020, la Stratégie nationale anticorruption du gouvernement indiquait qu’il devrait s’agir d’un organisme public permanent, statutaire ou inscrit dans la Constitution, sans toutefois préciser si elle devait disposer de pleins pouvoirs d’enquête et de poursuite.

Une entité anticorruption unique et solide, dotée de pleins pouvoirs d’enquête et de poursuite inscrits dans la Constitution, relève d’une vision à long terme admirable. Cependant, l’Afrique du Sud devrait agir avec prudence en ce qui concerne la reconstruction de son architecture de lutte contre la corruption.

Conformément aux bonnes pratiques internationales, ceci nécessite une analyse des risques liés à l’économie politique et des études pour s’assurer que la solution est adaptée aux conditions réelles. Or, il n’existe pas suffisamment de recherches sur le caractère unique des types et des causes de la corruption en Afrique du Sud. Il serait donc imprudent d’aller de l’avant sans avoir effectué ce travail au préalable.

Les réformes anticorruption qui ne s’appuient pas sur une analyse des conditions locales pourraient déstabiliser les accords déjà fragiles sur lesquels repose le jeune gouvernement d’unité nationale d’Afrique du Sud. Elles pourraient créer les conditions d’une prise de contrôle par un gouvernement moins démocratique. C’est ce qui s’est passé au Brésil, où des procureurs ont traduit en justice des personnalités politiques et des entrepreneurs autrefois intouchables. L’instabilité politique qui en a résulté a donné l’occasion à un nouveau président, Jair Bolsonaro, de faire reculer les réformes anticorruption en 2019.

En Afrique du Sud, la corruption est maintenue par des règles informelles

Les recherches de l’ISS n’ont pas permis de trouver un seul exemple dans le monde d’agence anticorruption puissante dotée de pleins pouvoirs d’enquête et de poursuite inscrits dans la Constitution. Même la Commission malaisienne de lutte contre la corruption n’est pas inscrite dans la Constitution et ne dispose pas des pleins pouvoirs en matière de poursuites. Cette Commission est sans doute l’organe de lutte contre la corruption le plus puissant au monde. Elle a fait emprisonner un ancien premier ministre et permis de récupérer des milliards de dollars détournés dans la fameuse affaire 1MDB.

La Commission kényane d’éthique et de lutte contre la corruption – réputée parmi les experts internationaux pour être l’une des agences les plus efficaces d’Afrique – est pourvue en vertu de la Constitution des mandats de prévention, d’enquête et de recouvrement d’avoirs, mais ne dispose pas de pouvoirs de poursuite. Elle a récupéré une grande partie des produits de la corruption, notamment dans des affaires très médiatisées, en recourant à des méthodes innovantes telles que les ordonnances sur les richesses inexpliquées.

Les experts internationaux affirment que les institutions de lutte contre la corruption enracinées dans le savoir local sont les plus stables et les plus résistantes à l’ingérence politique. Au Nigeria, par exemple, un projet pour diminuer la corruption dans le secteur de l’énergie, mené en collaboration avec des petites entreprises, incite les chefs d’entreprise à respecter la loi et à faire pression sur leurs voisins pour qu’ils fassent de même.

La corruption en Afrique du Sud est systémique. Elle est régie dans les organisations selon des règles non écrites qui sont plus puissantes que les règlements officiels. Ces règles informelles fonctionnent selon un système de récompenses (comme la promotion) et de punitions (comme les audiences disciplinaires). Le comportement le plus répandu qui favorise la corruption dans une organisation, à savoir le harcèlement, n’est pas nécessairement un délit. L’Afrique du Sud ne peut pas enrayer la corruption systémique par de simples poursuites judiciaires.

Les études montrent que seul un faible pourcentage de personnes dans les organisations est enclin à la corruption. Certains prennent position en faveur de l’intégrité, tandis que la plupart suivent les normes dominantes. Si une nouvelle agence voyait le jour, elle devrait mettre en œuvre des mesures préventives, comme aider les dirigeants à donner le ton en matière d’éthique, protéger et récompenser les lanceurs d’alerte, utiliser des données pour prédire les schémas de corruption et renforcer des cultures d’intégrité. Les comportements sur le lieu de travail qui favorisent la corruption doivent également être modifiés.

Outre ces réformes moins risquées et moins coûteuses, l’étude de l’ISS propose également des méthodes pour renforcer les institutions anticorruption existantes et créer des incitations afin qu’elles coopèrent. Elle conseille d’appliquer des innovations progressives ciblant un secteur ou un organisme à la fois et de forger des partenariats avec le secteur privé dans le cadre de projets d’action collective.

Un bon exemple de projet d’action collective nous vient du Nigeria, où le Réseau maritime anticorruption a réduit de 96 % la corruption dans le port de Lagos. Soutenus par de hauts responsables politiques, des entrepreneurs, des fonctionnaires et des membres de la société civile ont collaboré pour que la corruption ait des conséquences en temps réel et pour instaurer une culture de l’intégrité au sein des autorités portuaires.

La réponse de l’Afrique du Sud à la corruption déterminera son avenir. Elle devrait prendre note des bonnes pratiques internationales, s’inspirer des réussites et des échecs en Afrique, puis tracer sa propre voie en fonction des conditions locales.

Pour en savoir plus, visionnez la présentation des travaux de recherche de l’ISS sur cette thématique.

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