L’humanitaire numérique en Afrique : espoir ou illusion ?

La technologie peut rendre plus efficace la fourniture d’aides et de services, mais elle peut être nuisible si les utilisateurs en méconnaissent les risques.

Les nouvelles technologies, y compris en Afrique, sont en train de révolutionner les prestations de services de nombreuses organisations humanitaires. Cette évolution est devenue importante dans le contexte de l’augmentation du nombre de migrants, de l’insécurité alimentaire et de l’impact de la pandémie de COVID-19. En 2020, l’Organisation des Nations unies (ONU) estimait que 3,6 % de la population mondiale (environ 281 millions de personnes) avait besoin d’une aide humanitaire.

Les organisations du monde entier ont adopté des outils numériques innovants et efficaces tels que la biométrie, la cartographie spatiale et les plateformes de réseaux sociaux dans le cadre de la programmation humanitaire. Ces technologies se sont révélées plus pertinentes encore lorsque l’Objectif de développement durable 16.9 des Nations unies a accordé à tous le droit à une identité légale, notamment grâce à l’enregistrement des naissances, d’ici 2030.

Loin de contester l’utilité des outils numériques, l’Afrique doit les adopter et les utiliser de manière pragmatique. Concernant les réfugiés et les migrants, la priorité doit être d’améliorer les approches traditionnelles de gestion des personnes déplacées, les outils numériques n’étant adoptés que s’ils apportent une valeur ajoutée.

L’humanitaire numérique, qui désigne les interventions en ligne, généralement sans présence physique, est le pur produit du progrès de l’information et des technologies. On trouve les premières traces de cette pratique dans l’utilisation de téléphones portables pour envoyer des signalements sur les violences et cartographier les incidents pendant les violences post-électorales de 2007-2008 au Kenya, grâce à la plateforme Ushahidi (témoin). Des volontaires ont adopté un modèle similaire pour prendre des photos et partager des informations lors du tremblement de terre de 2010 en Haïti.

L’humanitaire numérique désigne les interventions en ligne, sans présence physique

Par la suite, des organisations telles que le Programme alimentaire mondial (PAM) et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ont intégré ces technologies dans leur travail avec les migrants et les personnes déplacées. Le recours à cette approche par des organisations fiables a renforcé la légitimité de ces outils.

Le numérique continue de modifier considérablement les pratiques dans le secteur de l’humanitaire et l’Afrique n’y échappe pas. Les outils numériques sont utilisés dans de nombreux pays, notamment au Kenya, au Ghana, en Afrique du Sud et en Ouganda. Les données biométriques – comme les empreintes digitales et la reconnaissance faciale – sont largement utilisées dans les programmes de bons alimentaires. Citons par exemple l’initiative Bamba Chakula du PAM au Kenya, qui procure de la nourriture et des services essentiels aux réfugiés et aux migrants.

En Afrique du Sud, la plateforme RedSafe du CICR permet aux migrants d’accéder à des moyens de communication et d’enregistrer des copies électroniques de leurs documents. RedSafe intègre le service Protecting Family Links (PFL) et le Digital Vault (coffre-fort numérique). La plateforme PFL est confidentielle et gratuite ; elle met en relation les migrants avec leurs proches disparus. Quant au coffre-fort numérique, il permet aux migrants de télécharger et de conserver des documents importants tels que cartes d’identité, passeports et certificats de naissance grâce aux services en ligne.

Dans ces exemples les avantages sautent aux yeux, mais l’utilisation de systèmes d’identité qui concernent des masses de personnes comporte des dangers. Si l’on en méconnait les risques, les violations des droits de l’homme et les usurpations d’identité ou les intrusions numériques deviennent inévitables. La cyberattaque dont ont été victimes le CICR et ses affiliés en janvier dernier et qui a exposé les données personnelles de près d’un demi-million de personnes vulnérables dans le monde, en est une bonne illustration.

Les technologies innovantes ne suffiront pas à résoudre le problème des réfugiés en Afrique

Après l’épidémie d’Ebola en 2014 en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, l’Organisation mondiale de la santé a utilisé des nouvelles technologies telles que la mHealth et la eHealth afin de collecter et de partager des données rapidement et de pouvoir géolocaliser les épidémies locales. Ces outils numériques ont également été largement employés pour fournir des services médicaux allant du diagnostic à la mobilisation communautaire et à la gestion des dossiers de patients.

Le programme GSMA Mobile for Humanitarian Innovation utilise les technologies mobiles pour résoudre les problèmes humanitaires dans plusieurs pays africains. GeoPoll, par exemple, s’associe au PAM pour générer des données unitaires en temps opportun sur la sécurité alimentaire afin d’améliorer la réactivité de l’aide dans le Sahel, au Burkina Faso, au Cameroun, en République centrafricaine, au Tchad, au Mali, au Niger, au Nigeria et au Sénégal.

Les risques de l’humanitaire numérique dépassent l’usurpation d’identité et l’intrusion numérique. Le détournement d’usage, c’est-à-dire l’utilisation de données et d’outils à des fins autres que leur objet initial, se révèle dangereux dans le contexte des réfugiés. Les données biométriques recueillies à des fins humanitaires peuvent être utilisées par les gouvernements dans le cadre de l’application de la loi, de la gestion des frontières et de la lutte contre le terrorisme, à l’insu de la personne concernée.

De plus, la pratique du partage de l’information entre les gouvernements et les organisations humanitaires, nécessaire à l’élaboration de solutions migratoires durables, permet d’échanger des informations privées sensibles sur les personnes.

Les outils numériques améliorent la gestion des migrations, mais ne constituent pas une solution miracle aux lacunes des politiques

Dans l’étude de Gianluca Iazzolino sur le camp de Kakuma au Kenya, les réfugiés somaliens craignaient que les données biométriques ne soient utilisées pour restreindre leur mobilité. Ces craintes étaient d’autant plus vives que le lancement de la biométrie par le PAM coïncidait avec un appel du gouvernement kenyan à rapatrier les réfugiés somaliens.

Les réseaux sociaux rendent service dans les contextes de déplacement, mais peuvent aussi être employés de manière abusive en l’absence de mesures qui en responsabilisent leur utilisation. La désinformation et les discours de haine constituent des problèmes majeurs sur ces plateformes dans le monde entier. En Afrique du Sud, l’opération Dudula, qui a débuté par une campagne en ligne contre les étrangers, a été utilisée pour lancer des attaques xénophobes et a fait preuve de discrimination raciale à l’encontre de migrants.

Cela ne signifie pas que l’Afrique doit abandonner l’humanitaire numérique. Au contraire, il faut adopter une approche pragmatique. Prenons le cas du Kenya, où les demandeurs d’asile et les réfugiés sont parfois maintenus dans des camps indéfiniment. Des outils tels que la cartographie géospatiale pourraient transformer ces camps en espaces permettant au pays de tirer parti de l’ingéniosité et de la productivité des demandeurs d’asile.

Le principal défi de l’Afrique est d’adopter des politiques qui facilitent le déplacement des migrants et des personnes déplacées et leur accès à des moyens de subsistance et aux services de base. Les technologies innovantes ne résoudront pas ces problèmes si elles ne sont pas accompagnées de politiques qui protègent les migrants. Les outils numériques peuvent améliorer la gestion des migrations, mais ils ne constituent pas une solution miracle pour remédier à des lacunes politiques plus profondes.

Tout en exploitant les mérites des nouvelles technologies, les gouvernements africains et les autres parties prenantes doivent en connaître les risques inhérents et trouver des moyens de les réduire. Il faut calmer les ardeurs consistant à adopter n’importe quel outil numérique disponible.

Il est nécessaire de mettre en place des cadres qui soutiennent une approche inclusive de la numérisation de l’humanitaire. Des plateformes telles que l’Initiative pour la confiance et les données humanitaires et DigitHarium devraient être explorées pour permettre aux parties prenantes de se rencontrer et de discuter des solutions locales et mondiales aux faiblesses de ces outils.

Enfin, ceux qui travaillent à la gestion des réfugiés en Afrique devraient sensibiliser les migrants à la conception et à l’utilisation des nouvelles technologies afin d’éviter une mauvaise utilisation et une exposition à des risques et à des malentendus.

Margaret Monyani, chercheuse principale, Migration, ISS Pretoria

Image : ©EU/ECHO/Anouk Delafortrie

Les droits exclusifs de re-publication des articles ISS Today ont été accordés au Daily Maverick en Afrique du Sud et au Premium Times au Nigeria. Les médias basés en dehors de l'Afrique du Sud et du Nigeria qui souhaitent republier des articles et pour toute demande concernant notre politique de publication, veuillez nous envoyer un e-mail.

Partenaires de développement
La publication de cet article est financée par la Fondation Hanns Seidel. L’ISS exprime sa reconnaissance aux membres suivants du Forum de Partenariat de l’ISS : la Fondation Hanns Seidel, Open Society Foundation, l’Union européenne et les gouvernements du Danemark, de l’Irlande, de la Norvège, des Pays-Bas et de la Suède.
Contenu lié