Les Tanzaniens victimes de la traite des personnes atteintes d’albinisme
Ce trafic silencieux et mortifère constitue l’une des formes les plus lucratives et les plus néfastes de la traite des êtres humains.
En Tanzanie, les têtes des personnes atteintes d’albinisme sont mises à prix — qu’elles soient mortes ou vivantes, qu’il s’agisse d’adultes ou d’enfants. Le pays est le point de départ de toutes les routes de ce trafic vers l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe, où prospère le commerce des organes.
La Tanzanie compte le taux le plus élevé au monde de personnes atteintes d’albinisme. Alors que l’on estime qu’en Afrique, une personne sur 15 000 en est affectée, elle touche un Tanzanien sur 1 400. L’albinisme est une maladie génétique rare qui se caractérise par une limitation de la pigmentation de la mélanine dans la peau, les yeux et les cheveux, ce qui donne aux personnes affectées une apparence anormalement pâle. Même si elle ne se manifeste pas dans tous les cas, la mutation génétique associée à l’albinisme est portée par un Tanzanien sur 19.
Les personnes qui en sont atteintes sont socialement exclues et stigmatisées. On les désigne souvent par des termes péjoratifs tels que « fantômes » et « chèvres blanches », comme l’explique Fundikila Wazambi, du Legal and Human Rights Centre, une ONG tanzanienne. En conséquence, elles sont marginalisées sur le plan socio-économique et peinent à accéder aux services sociaux. Considérées par certains comme maudites, les personnes touchées par l’albinisme sont également tenues pour responsables de catastrophes naturelles telles que les famines, les sécheresses ou les invasions de criquets.
Paradoxalement, les personnes qui en souffrent sont prisées pour les différentes parties de leur corps. Leurs os, leur peau et leurs organes internes sont utilisés pour fabriquer des amulettes ou des potions qui, selon certains, procurent la chance, la santé, la richesse et même des pouvoirs tels que celui de voler.
En Tanzanie, un ensemble complet d’organes se vend environ 75 000 dollars US auprès de réseaux criminels
En Tanzanie, un ensemble complet d’organes se vend environ 75 000 dollars US auprès de réseaux criminels au service de clients fortunés. Les enfants vaudraient encore davantage, mais les chercheurs de l’Institut d’études de sécurité (ISS) n’ont pas été en mesure de déterminer les chiffres exacts. Selon Vicky Ntetema, journaliste d’investigation en Tanzanie, la valeur d’une personne atteinte d’albinisme serait d’environ 340 000 dollars US.
Bien que les crimes contre les personnes souffrant d’albinisme demeurent sous-évalués, l’ampleur des sommes liées à ce commerce illicite fait de cette forme de traite d’êtres humains l’une des plus lucratives et des plus dangereuses qui soient.
Fundikila Wazambi, Vicky Ntetema et un autre informateur ayant requis l’anonymat ont rapporté à ISS Today des récits glaçants sur les méthodes de ciblage et de traite des personnes atteintes d’albinisme. Ainsi, les réseaux criminels s’appuient sur des guérisseurs traditionnels, des kidnappeurs, des trafiquants et des tueurs pour mener leurs activités illicites. Les victimes peuvent être enlevées, faire l’objet d’un trafic depuis une autre localité ou un autre pays ou encore être tuées et démembrées avant que certaines parties de leur corps ne soient prélevées. Il arrive également que leurs tombes soient ouvertes et leurs organes exhumés.
Avant un enlèvement, les guérisseurs traditionnels endoctrinent des bandes criminelles pendant des semaines, effectuant des rituels, identifiant la cible et donnant des instructions sur le prélèvement des organes. Après l’agression, les membres du groupe remettent les organes au guérisseur pour qu’il en fasse des potions et des amulettes.
Certaines traditions profondément ancrées stimulent les réseaux criminels qui opèrent en toute impunité
Ces « produits » sont achetés en Tanzanie et dans différentes régions d’Afrique australe et de l’Est par de riches clients influents. Nombre d’entre eux seraient des hommes politiques en quête de réélection et des magnats des affaires convaincus que ces élixirs feront prospérer leurs activités commerciales, selon l’informateur anonyme interrogé par ISS Today.
La plupart des attaques contre les personnes atteintes d’albinisme se produisent dans les zones rurales de Tanzanie, en particulier dans les régions des lacs Victoria, Tanganyika et Nyasa. Selon les recherches de l’ISS, les localités de Kagera, Geita, Chato, Shinyanga, Singida et Mwanza constituent les principaux épicentres de ce phénomène. Selon Wazambi, les populations locales croient qu’au lieu de mourir, les personnes atteintes d’albinisme « disparaissent ». Très souvent, leur enlèvement n’est donc pas signalé aux autorités.
Ntetema explique qu’il existe trois routes de trafic actives en Afrique de l’Est et en Afrique australe : Tanzanie-Malawi-Burundi-Kenya, Tanzanie-Mozambique-Afrique du Sud, et Tanzanie-Swaziland-Afrique du Sud. Si la Tanzanie figure comme point d’origine de ces trois itinéraires, c’est dans toute la région que les personnes souffrant d’albinisme sont la cible des réseaux de ce trafic.
Lors de sa campagne présidentielle de 2015, le défunt président tanzanien John Magufuli avait promis de mettre fin aux meurtres de personnes atteintes d’albinisme et s’était engagé à tenir les agents gouvernementaux pour responsables si de tels actes persistaient. En dépit de cette prise de position, les meurtres ont continué.
Les pays d’Afrique de l’Est et d’Afrique australe doivent poursuivre les dirigeants de ces réseaux clandestins
En 2021, quatre décès ont été signalés par les ONG de défense des droits humains Under the Same Sun et Legal and Human Rights Centre. Un garçon de six ans mutilé a été découvert à Kigoma en mai, et une femme a été tuée dans la municipalité de Tabora. En octobre, deux tombes violées à Tanga et à Arusha ont révélé des corps profanés auxquels il manquait la jambe gauche.
Les campagnes internationales de sensibilisation menées par les organisations de défense des droits de l’homme et les Nations unies visent à faire prendre conscience des menaces qui pèsent de par le monde sur les personnes vivant avec cette maladie. Ces initiatives sont axées sur la mise en place de politiques et de cadres de protection efficaces au niveau national.
Force est toutefois de constater la difficulté d’intervenir pour mettre fin à ces « crimes silencieux ». La traite et les meurtres se produisent dans des endroits où les services publics sont souvent absents ou inefficaces. Et les initiatives de plaidoyer restent difficiles à mettre en œuvre dans des régions où certaines traditions et superstitions profondément ancrées stimulent les réseaux criminels qui opèrent en toute impunité.
Des actions de plaidoyer sont nécessaires au niveau local pour s’assurer que les prises de position fermes comme celle de Magufuli ne soient pas qu’un simple exercice de rhétorique politique. Les médias et la société civile doivent contribuer à modifier la perception de l’albinisme dans l’opinion publique. Cela permettrait de réduire la stigmatisation et de briser les croyances qui facilitent la poursuite de ce négoce silencieux et meurtrier. Les dirigeants locaux doivent soutenir ouvertement les campagnes de sensibilisation étayées par l’application des lois et des politiques nationales.
Le plan d’action national de lutte contre la traite des personnes lancé en mars 2022 en Tanzanie constitue à ce titre un bon début. Il doit s’accompagner d’une législation spécifique sur le trafic d’organes qui viendrait renforcer la loi de 2008 sur la lutte contre la traite des personnes.
La Tanzanie ne peut pas s’attaquer seule à ces crimes. Les pays d’Afrique de l’Est et d’Afrique australe sont des partenaires indispensables pour détecter et poursuivre les dirigeants de ces réseaux clandestins qui organisent le commerce transfrontalier de personnes atteintes d’albinisme.
Mohamed Daghar, coordinateur régional Afrique de l’Est, projet ENACT, ISS
Cet article a été publié pour la première fois par ENACT. ENACT est un projet financé par l’Union européenne (UE). Le contenu de cet article relève de la seule responsabilité de l’auteur et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant la position de l’UE.
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