Les sanctions ne suffisent pas à juguler l’économie illicite en Libye
Elles ont cependant contraint les réseaux criminels à se montrer plus discrets et à s’adapter.
Douze ans après sa révolution, la Libye reste fragile. Dans un contexte marqué par une influence limitée de l’État, ce sont les groupes armés rivaux qui exercent le pouvoir.
L’instabilité et le faible contrôle de l’État ont entraîné un essor massif de l’économie illicite. La contrebande de carburant est endémique, avec d’importants volumes circulant en Libye et vers les régions voisines. Les grands réseaux de drogue ont convergé vers le pays qui leur sert de base pour le stockage, la vente et le trafic de cocaïne, de haschisch et d’autres stupéfiants dans la région. La Libye constitue également une zone importante de départ des migrants en situation irrégulière qui s’embarquent sur la Méditerranée à destination de l’Europe.
Ces marchés illicites ont fragilisé davantage la Libye. Les groupes armés protègent et taxent les trafiquants, contrôlant leurs déplacements, ce qui renforce leur pouvoir et alimente des guerres de territoire. Ces activités illicites, et notamment le trafic d’êtres humains, entraînent également de graves violations des droits humains.
Les parties prenantes internationales (essentiellement les Nations unies, l’Union européenne et les États-Unis) ont opté pour des sanctions financières ciblées et des interdictions de visas à l’encontre des acteurs de l’économie illicite et de ceux qui en tirent profit. Les sanctions visent généralement les personnes liées au trafic d’êtres humains, mais aussi, dans certains cas, les trafiquants de carburant ou de drogue.
La plupart des Libyens sous sanctions poursuivent librement leurs activités illicites
Elles se concentrent le plus souvent sur les figures connues des réseaux, c’est-à-dire les intermédiaires ou les responsables situés en milieu de chaîne. Un seul groupe, le réseau Awlad Buhmeira de Zawiya, a vu plusieurs de ses membres sanctionnés.
Cependant la question de l’efficacité de ces mesures se pose depuis leur mise en place en 2018. Certains de leurs détracteurs relèvent que la plupart des acteurs sanctionnés vivent au grand jour, poursuivent leurs activités illicites et conservent leur influence. Une personne a ainsi déclaré au projet ENACT que les Libyens pénalisés continuaient « à gagner de l’argent et à se rendre en Tunisie et en Turquie ».
De fait, les marchés illicites restent florissants. Les départs de migrants vers l’Europe seraient à leur plus haut niveau depuis 2017. La persistance de la criminalité semble traduire l’échec des sanctions et autres interventions occidentales. Cependant, aussi justifiées soient-elles, ces critiques ne tiennent pas compte du fait que les sanctions ont modifié la nature des marchés illicites en Libye.
En premier lieu, elles ont entraîné un changement dans les pratiques. Les Libyens interrogés et les spécialistes étrangers rapportent des exemples où les criminels s’inquiètent d’être sanctionnés, se font plus discrets et adaptent leurs activités, en formant par exemple des réseaux diffus ou en opérant par des intermédiaires.
Il faudrait élargir les sanctions individuelles à l’écosystème qui sous-tend un réseau criminel
Certains ont cherché aussi à mettre leurs avoirs en sécurité à l’étranger sous le nom de membres de leur famille. D’autres ont réduit leur participation aux activités illicites visées par les sanctions. Un individu très en vue de la contrebande de carburant aurait fait pression sur son réseau pour s’en retirer et limiter les risques de sanctions.
En deuxième lieu, les sanctions ont eu des répercussions sur l’implication des groupes armés dans l’économie illicite. L’exemple le plus frappant est celui du trafic d’êtres humains. Parallèlement aux pressions diplomatiques, les sanctions ont incité de nombreux groupes armés à réduire leurs activités ou à faire profil bas afin d’éviter d’être pénalisés.
D’autres groupes se sont engagés dans la lutte contre l’émigration – en arrêtant des migrants ou en interceptant leurs navires – afin de redorer leur image et de renforcer leur légitimité. Toutefois, dans la plupart des cas, ces initiatives n’arrêtent pas le trafic d’êtres humains, mais conduisent ceux qui s’y livrent à être plus tempéré et à faire preuve de plus de prudence.
Enfin, les sanctions ont eu un effet notable sur l’écosystème dans lequel évoluent les auteurs de l’économie illicite. De nombreuses personnes interrogées par ENACT ont évoqué l’impact négatif de ces mesures sur la réputation des acteurs visés en Libye, en particulier dans le trafic et la traite d’êtres humains. En effet, elles ont modifié la façon dont les autres acteurs interagissent avec les personnes sanctionnées.
Les sanctions doivent être affinées en permanence en fonction des individus et des réseaux
L’officier des garde-côtes Abdelrahman Milad, dit « al-Bidja », en est un exemple. Sanctionné pour ses liens avec le trafic d’êtres humains, le commandement militaire lui aurait demandé de ne pas rendre publique sa présence sur les lignes de front pendant la bataille de Tripoli en 2019-2020.
Ces paramètres ont sans doute eu un impact sur les décisions des criminels et modifié leurs modes de fonctionnement, leur recours à la violence et leur perception de l’impunité. La communauté internationale continuera probablement à user de sanctions en Libye. Il est donc nécessaire d’améliorer cette approche.
Il faudrait tout d’abord élargir les sanctions individuelles pour toucher plusieurs acteurs d’un réseau criminel ou son écosystème. Comme l’a déclaré un ancien fonctionnaire des Nations unies à ENACT, « si une personne subit des conséquences, mais que toutes les autres continuent à gagner des millions, ce n’est pas assez dissuasif ».
Ensuite, les sanctions devraient être élaborées de manière stratégique en tirant parti des dynamiques à l’œuvre et en en limitant les effets. Cela suppose d’évaluer précisément les tendances des activités illicites en Libye afin d’adapter les sanctions.
Les prises de sanction devraient également être éclairées par une évaluation de la sensibilité aux conflits. Cibler des groupes impliqués à la fois dans la gouvernance et dans la politique des factions peut avoir des conséquences indésirables. Le choix de pénaliser certains acteurs, mais pas leurs concurrents, par exemple, peut être considéré comme un signe de partialité de la part de la communauté internationale. Ce qui pourrait déstabiliser des situations locales fragiles et décrédibiliser les efforts internationaux dans leur ensemble.
Puis il conviendrait d’assurer un suivi. Les sanctions ne doivent pas être un outil ponctuel et figé, mais être affinées en permanence en fonction des individus et des réseaux. Il serait judicieux d’effectuer des évaluations régulières des faiblesses dans la mise en œuvre et des aspects sur lesquels il est possible d’exercer une influence.
Enfin, les sanctions devraient uniquement être utilisées dans le cadre d’une stratégie plus large et bien définie visant à lutter contre les activités illicites. En les associant à d’autres outils, l’on pourrait ainsi permettre à la Libye de mieux relever le défi dans un contexte où les sanctions diminuent, et d’obtenir des effets plus durables. On pourrait entre autres utiliser des outils comme les poursuites judiciaires, le renforcement des capacités des forces de l’ordre locales et l’aide au développement des communautés risquant d’être infiltrées par des réseaux criminels.
Matt Herbert, expert principal, Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée, projet ENACT
Cet article a été publié pour la première fois dans le cadre du projet ENACT.
Image : © IOM/Nicole Tung
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