Les réseaux sociaux perdent-ils la Face(book) en Afrique ?

Les révélations de Facebook sur de faux comptes destinés à influencer des élections dévoilent les risques pour les démocraties africaines.

La semaine dernière, Facebook a révélé avoir désactivé plus de 200 faux comptes qui visaient à s’immiscer dans les processus électoraux de huit pays africains. Ces comptes étaient suivis par plus d’un million d’abonnés. Cela démontre que sans contre-mesures énergiques en la matière, l’Afrique risque de devenir un refuge pour les entités qui cherchent à manipuler les processus démocratiques par voie numérique.

Une enquête conjointe menée par Facebook et l’Observatoire de l’Internet de l’Université de Stanford a mis en évidence l’existence de campagnes concertées de désinformation numérique ayant des liens avec la Russie. L’enquête a établi qu’un réseau de comptes russes utilisait des faux comptes d’utilisateurs ou des comptes compromis afin d'interférer dans des processus électoraux à Madagascar, au Soudan, en Libye, en République centrafricaine (RCA), au Mozambique, en République démocratique du Congo, en Côte d’Ivoire et au Cameroun. Les faits remontent à 2014 pour certains, à quelques semaines à peine pour d’autres.

Il s’agissait notamment de créer des comptes de désinformation, qui se présentent notamment comme d’authentiques organes de presse. Les chercheurs affirment que des « entités » associées à Evguéni Prigojine étaient à l’œuvre. Cet homme est un financier russe que l’on surnomme familièrement le « chef cuisinier de Poutine », en raison de sa profonde amitié avec le dirigeant russe et des somptueux dîners qu’il organise pour lui.

Au nombre des activités douteuses prétendument liées aux intérêts de Prigojine figurait une tentative de saper la course présidentielle à Madagascar l’année dernière. Parmi les tactiques utilisées pour dénoncer la politique française dans cet État insulaire et proposer une position pro-russe, on peut citer la diffusion de faux messages sur les réseaux sociaux et la mise en scène de manifestations de rue.

Près d’une douzaine de campagnes électorales se tiendront en Afrique en 2021

Les chercheurs de l’Université de Stanford ont déclaré à ISS Today avoir identifié d’autres comptes, liés à l’ami du dirigeant russe, qui visaient à influencer les processus politiques en RCA. L’origine de ces faux comptes a pu être retracée à une cellule d’opérateurs établis à Madagascar, qui auraient travaillé pour le compte de Prigojine.

La Russie n’est en aucun cas le seul acteur à l’origine de telles campagnes de désinformation numérique, mais son expansion en Afrique et ses efforts pour étendre sa sphère d’influence par le biais de contrats de défense et du commerce international sont bien documentés. Sa stratégie consiste à exploiter le sentiment anti-occidental sur le continent et à orienter ses messages en conséquence.

Bien que les tentatives d’orienter le récit politique en période électorale ne soient pas récentes, Internet constitue un nouvel outil permettant de toucher des publics à une vitesse sans précédent. Shelby Grossman, qui a dirigé l'enquête à l’Université de Stanford, affirme que : « Il est significatif qu’un acteur étranger cherche à orienter les affaires intérieures d’un État souverain, foulant ainsi aux pieds la démocratie. »

Commentant l’annonce de la désactivation de ce réseau de faux comptes par Facebook, le Sud-Africain Dr. Nomsa Masuku, commissaire électoral et éminent universitaire, a déclaré que « l’écosystème numérique de l’Afrique doit être réformé ». Dr. Masuku s’est dit préoccupé par le recours à des opérateurs locaux, qui rend le traçage beaucoup plus « complexe ».

L’Afrique risque de devenir un refuge pour les manipulateurs de processus démocratiques par voie numérique

D’après les chercheurs, il y a quelques semaines à peine, des sites destinés à l’électorat mozambicain affirmaient que le parti d’opposition Résistance nationale mozambicaine avait signé un contrat avec la Chine, l’autorisant à déverser ses déchets nucléaires au Mozambique. Ces accusations absurdes n’ont toutefois pas été prises au sérieux, observe Grossman. Un certain nombre d’utilisateurs des réseaux sociaux au Mozambique ont mis en cause l’authenticité de cette affirmation, soulignant que l’opposition n’avait en aucun cas compétence pour signer de tels contrats.

C’est de bon augure pour ceux qui préconisent des campagnes publiques d’alphabétisation numérique, qui constituent probablement le moyen le plus sûr de protéger les citoyens contre les manipulations. Cependant, en 2017, le taux de pénétration d’Internet au Mozambique ne représentait qu’environ 10 % ; en outre, d’autres priorités, telles que la santé, la scolarisation et la criminalité se disputent des ressources limitées.

Avani Singh, défenseur sud-africain des droits à l’information qui est récemment intervenu lors d’un séminaire de l’Institut d’études de sécurité (ISS) sur le passage au numérique et les élections en Afrique, affirme que l’électorat a besoin « d’informations précises, crédibles et fiables, [tant] sur les résultats des élections [que] sur le potentiel d’incitation à la haine et à la violence ».

La révélation selon laquelle Facebook a été utilisé pour influencer la participation, manipuler l’opinion publique ou propager des mensonges éhontés afin d’orienter des résultats politiques à notre porte est préoccupante. Cela s’ajoute au débat actuel sur la question de savoir si et à quel moment les entreprises de nouvelles technologies doivent rester « totalement neutres » ou supprimer de façon proactive les comptes qui, sciemment, diffusent des campagnes de désinformation.

Les campagnes publiques d’alphabétisation numérique constituent le moyen le plus sûr de protéger les citoyens contre les manipulations

Le personnel de Facebook fait de plus en plus pression sur l’entreprise afin qu’elle prenne position. Maintenant qu’elle a rendu publique son enquête sur l’Afrique, l’entreprise attire l’attention sur son projet de « centre de contrôle du contenu » basé au Kenya, qui aura pour mission de filtrer les contenus dans un certain nombre de langues vernaculaires. Cela semble indiquer que, pour ne pas trop entacher leur réputation, les entreprises de nouvelles technologies comme Facebook doivent cesser de tergiverser et exercer leur devoir de diligence envers leurs clients.

La méfiance à l’égard des médias traditionnels et la liberté d’expression limitée dans de nombreuses régions d’Afrique ont permis à des réseaux sociaux comme Facebook de se positionner comme héraut de la liberté d’expression brute. Cependant, la question de savoir si les utilisateurs font davantage confiance à Facebook qu’aux médias traditionnels reste ouverte. Si la réponse est positive, alors le pouvoir de Facebook pourrait bien s’en trouver amplifié.

Néanmoins, l’exemple mozambicain cité ci-dessus casse sûrement le préjugé de l’internaute africain passif et naïf. Au contraire, la méfiance à l’égard des institutions conventionnelles pourrait rendre les utilisateurs de cette partie du monde plus critiques.

Masuku a admis que les commissions électorales à travers le continent étaient mal informées du potentiel des campagnes de désinformation numérique. À titre d’exemple, la Communauté de développement de l’Afrique australe n’évoque les réseaux sociaux que de manière très ponctuelle dans ses directives électorales.

Theo Watson, avocat chez Microsoft (qui possède un certain nombre de réseaux sociaux), affirme que l’Afrique doit « utiliser les technologies pour renforcer les démocraties, et les processus et structures démocratiques qui la sous-tendent ». Il met toutefois en garde : « Nous devons aussi nous perfectionner et apprendre par nous-mêmes afin de prendre conscience des dangers et des inconvénients des nouvelles technologies. » Dans des milieux pauvres en ressources, le secteur privé a certainement un rôle à jouer, n’est-ce pas ?

En 2021, ce sont près d’une douzaine de campagnes électorales de premier plan qui se dérouleront en Afrique. Comme l’a montré la saga de Cambridge Analytica, la Russie et la Chine n’ont pas le monopole de la manipulation électorale. Ainsi, partout en Afrique, comme dans le reste du monde, il n’est plus possible de rester indifférent face à la menace de sabotage numérique.

Karen Allen, conseillère principale de recherche, Menaces émergentes en Afrique, ISS Pretoria

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