Les débordements politiques entachent l’image de bonne gouvernance de Maurice
Le cafouillage du gouvernement sur la marée noire du Wakashio en juillet a déclenché la plus grande vague de manifestations depuis l’indépendance.
Publié le 05 octobre 2020 dans
ISS Today
Par
Menzi Ndhlovu
analyste principal des risques politiques et nationaux chez Signal Risk
Maurice, longtemps perçue comme une oasis de stabilité politique en Afrique, a récemment défrayé la chronique. Des lacunes législatives quant au blanchiment d’argent, les préoccupations croissantes en matière de corruption et la piètre gestion de la marée noire du vraquier Wakashio ont entamé la réputation de modèle de bonne gouvernance qu’avait le pays jusqu’à présent, avec pour conséquence son inscription sur la liste noire de l’Union européenne (UE).
L’État insulaire connaît actuellement les pressions politiques et économiques les plus fortes depuis des décennies, et les investisseurs, les touristes et les citoyens s’interrogent sur l’impact que cela pourrait avoir sur l’avenir du pays. La cause de ce tollé, qui s’est exprimé par la plus importante manifestation depuis l’indépendance, réside dans la mauvaise gestion gouvernementale de la marée noire du 25 juillet. Cette catastrophe a été présentée comme la pire de l’histoire du pays.
Le 12 septembre, plus de 25 000 Mauriciens ont manifesté dans la ville côtière de Mahébourg. Deux semaines plus tôt, une manifestation encore plus importante avait attiré 100 000 personnes dans la capitale, Port Louis. Il s’agit d’une vague de protestations remarquable, non seulement par l’ampleur de la foule présente (le pays ne compte que 1,3 million d’habitants), mais également parce que les manifestations sont rares à Maurice.
Le grand public et des militants tels que Bruneau Laurette et Ashok Subron ont émis deux critiques importantes sur la réponse qu’a apportée le gouvernement à la marée noire.
Premièrement, celle-ci a été trop lente. Il a fallu près de deux semaines au gouvernement pour formuler une réponse efficace à l’échouage du Wakashio. Le Premier ministre Pravind Jugnauth n’a déclaré l’état d’urgence environnemental que le 8 août. Or, cette étape est nécessaire pour mobiliser un maximum de ressources en matière de gestion des catastrophes, dont l’aide des partenaires internationaux. Or, à cette date, 1 000 tonnes de pétrole s’étaient déjà déversées, provoquant une marée noire s’étendant sur 11,5 km de côte au sud-est de l’île Maurice.
Il a fallu près de deux semaines au gouvernement pour formuler une réponse efficace à l’échouage du Wakashio
La seconde critique concerne la véracité de la version avancée par le gouvernement sur les circonstances entourant le naufrage du Wakashio, le déversement d’hydrocarbures et l’opération de sauvetage. Laurette estime en effet que la version retenue par le gouvernement quant à la manière et la raison de l’échouage du Wakashio est incohérente.
Au départ, l’incident a été attribué à des conditions météorologiques défavorables, qui auraient obligé le pétrolier à dévier de sa route le 25 juillet et à entrer en collision avec un récif. Cependant, des images satellites récemment publiées indiquent que le pétrolier aurait en réalité dévié de sa route dès le 21 juillet et qu’il se serait alors retrouvé sur une trajectoire de collision avec le récif.
Des militants ont demandé pourquoi les garde-côtes nationaux (censés disposer de systèmes d’alerte précoce) ou d’autres institutions chargées de surveiller l’activité maritime n’avaient pas détecté le changement de cap du Wakashio. L’opération de sauvetage a également été critiquée après qu’il a été révélé qu’une grande partie de la coque du Wakashio serait coulée. Les défenseurs de l’environnement affirment que cela pourrait nuire au fragile écosystème dans lequel le navire s’est échoué.
Les critiques les plus éloquentes portent sur le fait que le gouvernement n’a pas divulgué les évaluations d’impact de la marée noire, et sur le défaut d’obligation des personnes et des institutions chargées de faire face à ce type de catastrophes de rendre des comptes. Il s’agit notamment des ministères de l’Environnement et de la Pêche, ainsi que des garde-côtes nationaux.
Le décès de trois marins et la disparition d’un quatrième lors de l’opération de sauvetage, ainsi que la mort de 50 dauphins et baleines, qui sont les principales attractions de cette zone marine protégée, ne font qu’ajouter à l’indignation du public. Albion Fisheries Research Centre, un centre de recherche géré par le gouvernement, a affirmé avoir procédé à des autopsies indiquant que la marée noire n’était pas la cause du décès de ces animaux. Cette version des faits est contestée par des scientifiques mauriciens et étrangers.
La mauvaise gestion de la marée noire menace de perturber la stabilité politique de Maurice
La colère croissante de l’opinion publique face à la mauvaise gestion de la crise a vu s’intensifier les appels à la reddition de comptes, allant jusqu’à exiger la démission de M. Jugnauth, la dissolution de l’Assemblée nationale et la tenue de nouvelles élections.
Il est intéressant de noter que l’opposition s’est montrée relativement silencieuse alors que ce moment était considéré par d’aucuns comme opportun pour affaiblir Jugnauth et sa coalition au pouvoir. Bien que les médias mauriciens semblent indiquer que les partis d’opposition approuvaient les récentes manifestations, leur soutien s’est toutefois fait relativement discret.
Acculé par la pression croissante de l’opinion publique, le gouvernement Jugnauth a répondu à certaines des inquiétudes exprimées. Après avoir rejeté les appels à sa démission, le Premier ministre s’est engagé à mettre en place une commission d’enquête, comme l’exigeaient les militants. De plus, les personnes et les communautés touchées par la marée noire devraient recevoir diverses formes d’aide, notamment une aide mensuelle de solidarité de 10 200 roupies mauriciennes (soit un peu plus de 250 dollars) destinée aux pêcheurs.
Cela suffira sûrement à faire retomber la pression, mais le gouvernement est désormais fragilisé. Il est confronté à trois problèmes d’égale importance.
Premièrement, la réputation de Maurice a été gravement entachée. La mauvaise gestion de la marée noire est contraire à la transparence et à la gouvernance globalement saine qui font la réputation du pays. Cette question vient se poser en sus des problèmes de conformité actuels dans le secteur offshore et des préoccupations croissantes en matière de corruption, et elle va écorner la confiance des investisseurs et l’image du pays.
Des manifestants exigent la démission de M. Jugnauth, la dissolution du Parlement et la tenue de nouvelles élections
Outre l’inscription du pays sur la liste noire de l’UE, la perception extérieure de sa gouvernance qui repose sur des principes a été mise à mal par divers scandales de corruption impliquant M. Jugnauth. Récemment, il a été accusé d’avoir acquis des biens immobiliers à Vacoas il y a six ans sous le nom de sa fille, qui était mineure à l’époque.
Deuxièmement, le coût financier de la marée noire aggrave les difficultés économiques du pays. L’économie mauricienne a été frappée de plein fouet par la pandémie de COVID-19, et le tourisme subit maintenant le double coup de la pandémie et de la marée noire.
Troisièmement, et plus important encore, la mauvaise gestion de la marée noire menace de perturber la stabilité politique du pays. La bonne volonté qui résultait de la victoire aux élections générales de novembre dernier et la bonne gestion de l’épidémie de coronavirus dans le pays paraissent désormais comme de lointains souvenirs.
En effet, le désenchantement de la population à l’égard de la classe politique mauricienne s’est accru. Jugnauth fait office de paratonnerre et subit ainsi les griefs plus importants qui se font jour dans un système politique dynastique qui recycle les postes de dirigeants entre membres d’un cercle d’élites fermé, et dont il ne peut résulter qu’une forme d’immobilisme politique.
Le pays se trouve dans une position délicate, tant sur le plan politique qu’économique. Les dirigeants politiques résisteront probablement à la pression actuelle en faveur du changement. La mise en place de mesures correctives et d’une commission d’enquête plus transparente sur la réponse à la marée noire pourraient ramener le public à de meilleurs sentiments.
En pleine montée en puissance des politiques identitaires à travers le monde, il y a également un danger latent ; le nationalisme hindou pourrait être invoqué afin de récupérer le capital politique perdu en raison d’une myriade de scandales. Pour un pays qui s’enorgueillit depuis longtemps d’être un creuset de cultures et de religions diverses, la résurgence de ces tensions religieuses représenterait une grave régression.
Sur le long terme, la position réactionnaire du gouvernement ne suffira pas. À mesure que les citoyens réclament davantage de réformes, de responsabilisation et d’efficacité, il est très probable que l’élite politique du pays doive littéralement devoir se mettre en ordre ou mettre les voiles.
Menzi Ndhlovu, analyste principal chez Signal Risk, et Ronak Gopaldas, consultant ISS, directeur chez Signal Risk et co-fondateur de Mindflux Training
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