Les BRICS+ et l’avenir du dollar américain

Même si aucune alternative unique au dollar ne semble se profiler, la transition vers un nouvel ordre mondial non soumis à l’Occident est en marche.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie et la concurrence accrue entre les États-Unis et la Chine ont eu deux conséquences géostratégiques majeures. Elles ont insufflé une nouvelle dynamique à l’Union européenne (UE) et à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, tout en accélérant l’expansion du rôle et les adhésions au groupe des BRICS (le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud), comme on a pu le voir lors du Sommet de Johannesburg.

Selon William Gumede, professeur associé et président de la Democracy Works Foundation, ces tendances ont hâté la transition d’un ordre mondial dominé par l’Occident vers une ère nouvelle, encore à construire, de connexions multipolaires plus incertaines et flexibles. Le changement est en marche, et cette tendance continuera d’évoluer au cours des trois prochaines décennies.

Les BRICS expriment leur mécontentement à l’égard de l’Occident, en particulier face aux effets persistants du colonialisme, à l’impérialisme et aux sanctions imposées par les principales puissances occidentales. L’absence de réforme du système de gouvernance mondiale, notamment du Conseil de sécurité des Nations unies, de l’Organisation mondiale du commerce et des institutions financières internationales y contribue également.

Quand on se projette dans l’avenir des BRICS, il est important de garder à l’esprit qu’il existe une concurrence structurelle entre l’Inde et la Chine. Cette concurrence est susceptible de s’intensifier, alimentée par le nationalisme, les conflits frontaliers et la rivalité en mer de Chine méridionale. De plus, même si les motivations pour rejoindre les BRICS diffèrent, peu de nations du Sud global échangeront l’hégémonie des États-Unis contre celle de la Chine.

Comment réagiraient les États-Unis et leurs alliés occidentaux si leur suprématie venait à être menacée ?

L’Inde est en pleine expansion, mais selon les prévisions de l’African Futures and Innovation (AFI), sur le plan économique elle ne pourra pas égaler la Chine, ni enregistrer des taux de croissance équivalent à ceux de la Chine et des Tigres asiatiques au cours des cinquante prochaines années.

Bien que sa population soit supérieure à celle de la Chine, le dividende démographique de l’Inde est plus modeste. Son modèle de croissance fondé sur les services entraîne des gains de productivité moins rapides que la transformation axée sur l’industrie manufacturière de la Chine et des Tigres asiatiques. Même si l’économie chinoise pourrait dépasser la taille de celle des États-Unis d’ici une décennie environ, l’Inde pourrait ne pas atteindre le même niveau avant la fin du siècle (graphique 1).






Sources:
Figure 1 : Prévisions établies à l’aide du modèle International Futures 8.04
Figure 2 : Prévisions établies à l’aide du modèle International Futures 8.04 ; BRICS+ inclut tous les membres probables
(Cliquez sur les images pour voir les figures en taille réelle)

Les dirigeants des BRICS ont pris une décision importante lors du Sommet. Ils ont annoncé qu’à partir de janvier 2024, six nouveaux pays, soit l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU), les rejoindront. L’Égypte et les EAU sont déjà membres de la Nouvelle banque de développement des BRICS. L’intégration de l’Argentine, plutôt que celle de l’Uruguay, qui est membre de la banque, a été une surprise. L’adhésion de l’Iran, sous le coup de sanctions à la fois de l’ONU et d’autres instances internationales, ne manque pas de susciter des controverses.

Toutefois, la première phase d’expansion ne représente qu’une partie du défi. Quelle sera la réaction des États-Unis et de leurs alliés occidentaux face à un groupe qui menace leur domination mondiale ? Contrairement aux membres des BRICS+, l’Occident (l’Amérique du Nord, l’UE et des pays comme le Japon et la Corée du Sud) partage des valeurs clés et forme un bloc économique plus vaste que l’ensemble des BRICS et cette situation devrait demeurer pendant plusieurs décennies. Cependant, l’élection d’une personnalité comme Donald Trump à la présidence des États-Unis en 2024 pourrait avoir des conséquences désastreuses sur l’unité de l’Occident.

Le revenu moyen en Chine représente à l’heure actuelle environ 26 % de celui des États-Unis. Seul un effondrement de l’économie américaine permettrait d’atteindre la parité de revenu par habitant entre les deux pays. La situation est différente en ce qui concerne la taille de la population.

La dédollarisation de l’économie mondiale, dont on parle tant, pourrait prendre plus de temps qu’on le pense si l’on compare la taille de l’économie occidentale à celle des BRICS+. Selon les estimations, il faudrait environ deux décennies aux BRICS+ pour atteindre un niveau de compétitivité économique comparable à celui de l’Occident.

Les pays membres des BRICS convergent dans leur volonté de se détacher du système financier mondial centré sur le dollar américain. La hausse des taux d’intérêt par la Réserve fédérale américaine pourrait plonger les petites économies dans la tourmente. Ceci les expose à des perturbations externes sans motifs internes, tandis que le dollar offre aux États-Unis un outil d’influence exceptionnel qu’ils peuvent utiliser pour protéger leurs intérêts.

L’influence du dollar ne diminuera que lorsque les prix du pétrole et du gaz ne seront plus fixés en dollars

La Russie est fortement motivée à mettre un terme aux sanctions occidentales qu’elle subit. La Chine s’est récemment ralliée à sa cause, d’autant plus que la politique étrangère américaine est devenue critique à son égard.  

Les initiatives de diversification pourraient renforcer les monnaies des BRICS plutôt qu’offrir un substitut unique au dollar. À l’exception du Brésil, tous les pays membres ont mis en œuvre des alternatives au système de messagerie de paiement international SWIFT, libellé en dollars, avec des résultats variables. En Afrique, le système panafricain de paiement et de règlement (PAPSS) a été créé, offrant une plateforme intercontinentale pour réduire la dépendance aux transactions en dollars.

La plupart des transactions commerciales bilatérales entre les pays des BRICS sont déjà effectuées dans leurs monnaies nationales. La déclaration du Sommet de Johannesburg propose d’ailleurs des mesures supplémentaires dans ce sens. Les États membres diversifient également leurs réserves de change en diminuant leur dépendance au dollar américain, et en optant pour des alternatives telles que l’euro, le franc suisse, la livre sterling ou le yen japonais.

L’inflexion majeure dans l’influence du dollar se produira lorsque les prix du pétrole et du gaz ne seront plus fixés en dollars. Cette considération a probablement été un élément central dans l’adhésion de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis aux BRICS.

De nouveaux blocs monétaires vont se former en lieu et place d’une monnaie unique

Cependant, il est peu probable qu’une alternative au dollar émerge à court terme. Le volume des échanges entre les pays des BRICS est insuffisant pour soutenir une monnaie commune. En l’absence d’équilibre entre les échanges commerciaux, il est plus logique d’utiliser les devises nationales (qui ne sont pas librement convertibles).

À titre illustratif, la Russie a récemment vendu une quantité considérable de pétrole à l’Inde, en utilisant les roupies comme monnaie de transaction. Cependant, les exportations de l’Inde vers la Russie étant nettement inférieures à ses importations, Moscou se trouve à présent dans l’incapacité d’utiliser ou d’échanger les roupies, à moins d’acheter des marchandises en provenance de l’Inde.

Le renminbi chinois n’a pas encore atteint sa pleine convertibilité et pâtit d’un marché financier peu développé, d’un manque de transparence, d’une absence de banques centrales indépendantes et d’institutions financières solides comparables aux banques occidentales. De plus, l’avenir de la Chine, qui est une autocratie, est perçu comme à risques. En effet, elle pourrait avoir du mal à maintenir sa stabilité à mesure que sa croissance économique ralentit. De son côté, l’Inde pourrait s’opposer à une monnaie commune en raison de ses inquiétudes liées à la montée en puissance de la Chine en tant que concurrent potentiel, tant au niveau régional que mondial.

Ainsi, plutôt que d’assister à l’émergence d’une alternative unique au dollar américain, il est davantage plausible que de nouveaux blocs monétaires se forment — même s’ils présentent des failles — sur la base d’échanges bilatéraux et multilatéraux entre le Moyen-Orient et la Chine, l’Amérique du Sud, l’Afrique de l’Ouest et d’autres régions. Cette évolution entraînera une diminution graduelle de l’influence de la devise américaine.

Jakkie Cilliers, responsable du programme Afriques Futures et Innovation, ISS Pretoria

Image : © 15ème SOMMET DES BRICS/Flickr

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