L’équation entre paix et commerce peut-elle stabiliser la Corne ?
Le processus de mise en œuvre de l’accord africain de libre-échange pourrait créer les conditions nécessaires à la coexistence pacifique entre pays.
Lors du Sommet de l’Union africaine (UA) qui s’est tenu le 7 juillet à Niamey, au Niger, le lancement de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) a créé la zone de libre-échange la plus vaste au monde, comptant 1,2 milliard de personnes et un produit intérieur brut d’environ 3,4 billions de dollars américains.
Le Président Mahamadou Issoufou du Niger a salué la ZLECAf comme étant « le plus grand évènement historique pour le continent africain depuis la création de l’Organisation de l’Unité africaine en 1963 ». Signé par 54 des 55 États membres de l’UA et ratifié par 26 d’entre eux, l’accord sur la ZLECAf vise à créer un marché continental unique pour les biens et les services, à accélérer l’intégration régionale et continentale et à améliorer la compétitivité dans le secteur de l’industrie.
Une fois intégralement mis en œuvre, cet accord pourrait offrir bien davantage que des retombées économiques ; il pourrait contribuer à la paix et à la sécurité en Afrique, grâce à l’interdépendance économique des États. Son mécanisme de règlement des différends pourrait également permettre de résoudre à l’amiable les différends commerciaux existant entre pays africains.
Mais la mise en œuvre de l’accord implique des défis de taille, en majeure partie liés à des questions de paix et de sécurité. Ces derniers seraient le plus prononcés dans la Corne de l’Afrique.
À l’exception de l’Érythrée, tous les pays de la Corne ont signé l’accord. Les enjeux géopolitiques de la région, notamment la sécurisation des frontières, l’instabilité politique, le commerce et les flux financiers transfrontaliers illicites, ainsi que des infrastructures et un capital humain en développement, constituent les principaux défis à relever.
La mise en œuvre de la ZLECAf implique des défis de taille, en majeure partie liés à la paix et à la sécurité
C’est l’instabilité au sein des États qui constitue la plus grande difficulté pour le commerce régional. Des guerres civiles prolongées sévissent en Somalie et au Soudan du Sud, alors que l’Éthiopie et le Soudan mènent des réformes politiques qui depuis peu déstabilisent leur pays.
La sécurisation des frontières dans la Corne créera également des obstacles à la libre-circulation des biens et des personnes telle qu’envisagée par la ZLECAf. La frontière entre l’Éthiopie et l’Érythrée, ouverte à la suite du rapprochement entre les deux pays en juillet 2018, est à nouveau fermée, et on y constate également une présence militaire de part et d’autre.
Par ailleurs, des militaires soudanais ont été déployés le long de la frontière entre l’Érythrée et le Soudan depuis janvier 2018. Le vice-président du Conseil militaire de transition du Soudan, le lieutenant général Mohammed Hamdan Dagalo, et le Président Isaias Afwerki de l’Érythrée ont déclaré lors de leur rencontre du 2 juillet que la frontière ouvrirait à nouveau, mais le commerce n’a toujours pas officiellement repris.
La frontière entre l’Érythrée et Djibouti est également fermée depuis 2008, en raison d’un différend frontalier entre les deux pays. Malgré une brève rencontre entre leurs dirigeants respectifs en septembre 2018 qui a abouti à la promesse de renouer les échanges, la reprise du commerce entre ces deux pays semble peu probable à court terme.
Les mesures de sécurité à la frontière entre l’Éthiopie et la Somalie restent strictes du côté éthiopien, qui cherche à se protéger d’attentats de la part d’Al-Shabaab. Le Soudan et le Soudan du Sud connaissent également un différend territorial quant à leur frontière, riche en pétrole, en particulier dans la région d’Abiye.
La sécurisation des frontières dans la Corne menace la libre-circulation des biens et des personnes
La ZLECAf est confrontée à un troisième défi, celui de l’ampleur du commerce illégal dans la région, qui est principalement dû à la porosité des frontières et à l’absence de coordination en matière de sécurité des frontières. Les vols de bétail transfrontaliers et la commercialisation illégale de bétail sont monnaie courante le long des frontières entre Djibouti et l’Éthiopie, entre l’Éthiopie et le Kenya, et entre l’Éthiopie et la Somalie.
Le long de ces frontières, d’autres marchandises d’exportation de grande valeur, telles que l’or, le khat, le charbon et le sucre, font également l’objet d’un commerce illégal, dont les revenus sont utilisés pour financer des groupes armés. Le trafic d’armes légères et de petit calibre se fait principalement le long de la frontière éthio-soudanaise. Le trafic à grande échelle de produits de contrebande nuit au commerce transfrontalier légal, et en particulier à la sécurité des petits et moyens commerçants.
La région connaît d’autres problèmes, notamment les flux financiers illicites et le blanchiment d’argent, l’accumulation de sommes considérables en espèces à des fins de spéculation, la fausse monnaie, ainsi qu’un marché noir dynamique pour le change de devises étrangères.
Ces transactions sont liées à la traite des personnes et au trafic de biens, au financement de groupes rebelles et à la grande corruption. En partie pour réagir à ces facteurs, l’Érythrée a brutalement changé de monnaie en 2015, et l’Éthiopie a introduit une réglementation stricte et la confiscation des devises étrangères en 2018.
Le trafic à grande échelle de produits de contrebande nuit au commerce transfrontalier légal
En reconnaissant l’existence de ces difficultés, le président de la Commission de l’UA Moussa Faki Mahamat a déclaré à Niamey qu’il serait « illusoire de parler de commerce ou de développement sans la paix et la sécurité ». Malgré sa véracité, cette déclaration ne représente que la moitié de l’équation entre paix et commerce. Le problème de l’œuf et de la poule se pose quant à la relation entre paix et commerce : s’il est nécessaire d’avoir la paix pour stimuler le commerce, il est tout aussi vrai que le commerce contribue à établir et pérenniser la paix.
Dans le cadre des processus de mise en œuvre de la ZLECAf, les pays de la Corne pourraient éventuellement créer les conditions qui leur permettraient de coexister pacifiquement. Les relations entre Djibouti et l’Éthiopie en sont un exemple probant, les deux pays ayant investi plus de 15 milliards de dollars américains dans des infrastructures de connexion routière et ferroviaire. L’Éthiopie utilise les ports djiboutiens pour 95 % de son commerce extérieur et y a également massivement investi, le commerce de Djibouti avec l’Éthiopie représente plus de 80 % de son PIB, et le pays importe notamment de l’électricité et de l’eau depuis l’Éthiopie.
Cette interdépendance mettrait la pression sur les deux pays pour un règlement à l’amiable d’éventuels différends dans leurs relations extérieures ou commerciales. Ces deux nations n’ont jamais joué de jeu à somme nulle, ni mené de guerre par procuration en soutenant des groupes armés d’opposition afin de se déstabiliser mutuellement. Les guerres par procuration – qui ont parfois défini les relations entre les pays de la Corne de l’Afrique, comme ce fut le cas entre l’Érythrée et l’Éthiopie – constituent l’une des principales sources d’instabilité dans la région.
Djibouti et l’Éthiopie ont également massivement investi dans la sécurisation de routes et d’infrastructures commerciales, en rationalisant leurs procédures douanières, leurs cadres juridiques et réglementaires et en créant un poste-frontière unique.
La région dispose du potentiel nécessaire pour efficacement mettre en œuvre la ZLECAf, avec des retombées pour la paix et la sécurité. Les différends commerciaux qui pourraient survenir entre les pays de la Corne après l’entrée en vigueur de l’accord pourraient être résolus grâce à son mécanisme de règlement des différends. Les responsables de ce mécanisme doivent impérativement reconnaître l’existence des défis abordés ici, et des dynamiques de la région en matière de paix et de sécurité. C’est d’autant plus le cas étant donné que les relations commerciales se sont trouvées au cœur de l’une des guerres les plus dévastatrices de la Corne de l’Afrique, entre l’Érythrée et l’Éthiopie.
Shewit Woldemichael, Chercheuse, Rapport CPS, ISS Addis Abeba, et Senai W. Andemariam, Professeur adjoint à l’École de droit, Érythrée
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