Le procès de Gbagbo à La Haye résoudra-t-il le besoin de justice en Côte d’Ivoire ?
Sans une réponse nationale appropriée et efficace, le procès de Laurent Gbagbo ne donnera pas aux victimes ivoiriennes la justice qu'ils méritent.
A l’issue d’une interruption de quelques jours, le procès de l’ancien président ivoirien, Laurent Gbagbo devant la Cour Pénale Internationale (CPI), ouvert le 28 janvier, a repris le 7 mars. L’ancien dirigeant et son co-accusé, Charles Blé Goudé, y sont jugés pour quatre charges de crimes contre l’humanité (meurtre, viol, persécution, et autres actes inhumains) survenus pendant la crise post-électorale de 2010-2011.
Malgré son caractère emblématique - et sans en sous-estimer les enjeux juridique, politique et même géopolitique -, ce rendez-vous judiciaire ne saurait à lui seul apporter une réponse définitive au besoin de justice qui anime toutes les victimes de cette crise dont le bilan officiel s’élève à plus de 3000 morts. Alors que la plupart des regards sont tournés vers La Haye, il est important de rappeler la nécessité pour la justice nationale de jouer pleinement son rôle dans la gestion des dossiers liés à cette période tourmentée. Pour ce faire elle devrait faire preuve d’efficacité et se départir des critiques mettant en cause sa crédibilité.
Le procès contre Gbagbo à lui seul ne saurait apporter une réponse définitive au besoin de justice des victimes de la crise post-électorale
Si le procès actuellement en cours à La Haye traduit effectivement la manifestation d’un effort de justice envers les victimes, en mettant certaines des personnalités concernées face à leur responsabilité, il est tout aussi impératif que cette dynamique se poursuive au niveau national par une réponse judiciaire appropriée. Cet impératif est renforcé par la déclaration faite le 4 février dernier par le Président ivoirien, Alassane Ouattara, qu’il n’enverrait plus d’Ivoiriens à la CPI. Pour justifier cette nouvelle posture, il a avancé le fait que la justice ivoirienne a été remise sur pied.
Cette décision soulève cependant de nombreuses interrogations qui s’appuient sur certains des maux de la justice ivoirienne qui sont régulièrement mis en avant par des défenseurs des droits humains, y compris des mécanismes onusiens. Les critiques portent principalement sur son absence d’impartialité, le sentiment de son instrumentalisation – laquelle s’illustre par l’existence de « prisonniers politiques » - et sur des dysfonctionnements observés lors de certains procès.
La partialité de la justice ivoirienne est soulignée par le rapport de Human Rights Watch (HRW) du 8 décembre 2015 qui rappelait le fait que la quasi-exclusivité des poursuites judiciaires initiées continuait à cibler les partisans de l’ancien pouvoir. Dans son dernier rapport annuel publié le 26 février, Amnesty International relevait également le fait « qu'un certain nombre de responsables des crimes commis pendant la crise postélectorale échappaient toujours à l’obligation de rendre des comptes ». C’est le cas de certains membres des Forces républicaines de Côte d’ivoire (FRCI), anciennement membres des Forces armées des forces nouvelles (FAFN), réputés pour avoir militairement soutenus l’instauration du régime actuel.
La volonté exprimée par les autorités ivoiriennes de remettre la justice nationale dans le jeu est à saluer
De fait, seuls huit de ces anciens chefs FAFN, ont pour l’instant été mis en examen pour leur implication dans la crise postélectorale. Or le rapport de la Commission nationale d’enquête (CNE) sur les atteintes au droit de l’homme et au droit humanitaire, remis au président Alassane Ouattara en août 2012 situait les responsabilités de part et d’autre. Ce rapport accusait nommément 20 militaires « pro-Ouattara » de crimes perpétrés durant cette période. En l’état actuel de ce qui est su de l’instruction de leur dossier, aucune action ne laisse présager d’un jugement des personnes concernées dans un avenir proche. Cela étant, malgré leur inculpation formelle par la Cellule spéciale d’enquête et d'instruction (CSEI), la plupart de ces huit membres des FRCI continuent d’occuper des postes importants dans le dispositif sécuritaire.
La manière dont certaines procédures judiciaires ont jusqu’à présent été menées alimente aussi les critiques à l’endroit de la justice ivoirienne. Dans son dernier rapport annuel Amnesty International, revenant sur les procès de certains proches de l’ancien pouvoir, notait des procédures compromettant leur droit de recours. L’absence de présomption d’innocence qui semble avoir caractérisée certains des procès récents a également été constatée par plusieurs observateurs. Ce fut le cas du procès des militaires accusés du meurtre du général Guei Robert. Les preuves sur la base desquelles plusieurs condamnations ont été prononcées, ont très souvent peinées à convaincre sur la culpabilité des accusés, renforçant l’impression qu’ils avaient déjà été jugés coupables avant le procès.
Les arrestations et détentions arbitraires de personnalités d’opposition, prioritairement de l’ancien parti au pouvoir, le Front populaire ivoirien (FPI), constituent un autre des malaises que suscite la gestion de la crise postélectorale par la justice ivoirienne. Cette réalité est manifeste par l’existence de « prisonniers politiques », à savoir des individus arrêtés et détenus durant des mois sans être formellement inculpés. Les versions divergent sur leur nombre exact. Selon le FPI, par la voix de son président, Pascal Affi N’Guessan, ils seraient au nombre de 300. Les autorités ivoiriennes quant à elles ne reconnaissent qu’au plus 250 prisonniers. Amnesty International, parle de « plus de 200 partisans de l’ancien président Laurent Gbagbo », soulignant au passage les mauvais traitements dont certains auraient été victimes. Le recours à des actes de torture et traitements inhumains et dégradants a également été révélé par l’Expert indépendant des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme en Côte d’ivoire dans son rapport du 15 mai 2014.
Une justice partiale est susceptible d’accentuer les fractures sociales existantes
Les décisions de libération de prisonniers – y compris à titre provisoire - et de dégel des avoirs, prises au bénéfice de certaines personnalités proches de l’ancien pouvoir, ont généralement été interprétées comme la résultante de marchandages politiques. Elles renforcent l’impression d’actes guidés par des considérations politiques que juridiques. Le verdict du 10 mars 2015 du procès de Simone Gbagbo et de 82 autres prévenus - poursuivis pour atteinte à la sûreté de l’Etat, participation à un mouvement insurrectionnel, et trouble à l’ordre public - a de ce fait suscité de nombreuses interrogations. Ainsi, pendant que certains de ses co-accusés, parmi lesquels figuraient Affi N’guessan, bénéficiaient de peines correspondant à la durée de leur détention – 18 mois de prison pour ce dernier - d’autres, à l’instar de Simone Gbagbo, étaient condamnés à 20 ans de prison. La peine jugée « clémente » à l’endroit de Affi N’guessan a été interprétée comme un « geste » du pouvoir visant à « récompenser » ses bonnes dispositions à ramener le FPI dans le jeu politique.
Bien qu’il paraisse illusoire d’envisager une justice totalement affranchie du pouvoir ou des logiques politiques, il est important que ces dernières ne priment pas sur les règles de droit nécessaires à l’instauration d’une justice crédible.
La volonté exprimée par les autorités ivoiriennes de remettre la justice nationale dans le jeu est à saluer. Il revient effectivement aux acteurs et aux institutions nationaux de trouver les voies et moyens du pays. Cela étant, les déclarations faites par les plus hautes autorités ivoiriennes de rompre avec l’impunité et de promouvoir une justice véritable et équitable sont jusqu’à présent restées des vœux pieux. De plus, la manière dont la justice ivoirienne a fonctionné jusqu’à présent ne pousse pas à l’optimisme.
Quelque soit l’issue du procès en cours à La Haye, il ne saurait exonérer les autorités ivoiriennes de leur responsabilité première dans l’administration d’une justice véritablement réparatrice des tords causés à toutes les victimes de la crise postélectorale de 2012-2011. Il est de leur devoir de s’assurer de son indépendance et de garantir sa crédibilité.
La société ivoirienne, héritière de la décennie de crise politico-militaire et de la crise postélectorale de 2010-2011 est encore traversée par de nombreuses fractures. Une justice qui ne serait pas à la hauteur des enjeux qui sous-tendent le renforcement de la cohésion sociale contribuera à les entretenir, voire à les accentuer. L’ « émergence » économique du pays ne saurait s’accommoder d’un tissu social fragilisé.
Armande Jeanine Kobi, Chercheure boursière, division Prévention des conflits et analyses des risques, ISS Dakar