Le Printemps arabe tunisien reste en péril
La prolongation des mesures d’urgence par le président Saïed aggrave les craintes d’autocratie, mais l’espoir est encore permis.
Cette semaine, plutôt que d’éclairer les Tunisiens quant à l’orientation qu’il entend donner au pays, le président Kaïs Saïed a préféré prolonger indéfiniment les pleins pouvoirs qu’il s’était octroyé pour 30 jours le 25 juillet dernier.
Cette action a été provoquée par de violentes manifestations survenues il y a un mois. En réponse, Saïed avait suspendu le Parlement, levé l’immunité des parlementaires, pris le contrôle du bureau du procureur et limogé le premier ministre Hichem Mechichi, ainsi que les ministres de la Défense, de la Justice et de la Fonction publique.
Les opposants politiques du président évoquaient déjà un « coup d’État constitutionnel ». Les décisions qu’il a prises cette semaine ont aggravé l’incertitude et les craintes que le fragile Printemps arabe de 2011 en Tunisie ne régresse vers l’autocratie, comme partout ailleurs dans la région. Il convient de noter que la Tunisie est le seul des pays du Printemps arabe dont la transition est encore en vie.
La situation est assurément périlleuse. Pourtant, il semble qu’il y ait encore de l’espoir, bien qu’il faudrait que tout le peuple tunisien – avec le soutien de la communauté internationale – s’unisse pour sauver la démocratie naissante du pays.
Si Saïed laisse planer l’incertitude, il pourrait inspirer un nouveau soulèvement politique populaire
Silvia Colombo, spécialiste de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à l’Institut italien des affaires internationales, estime que les actions de Saïed bénéficient d’un soutien assez large chez les Tunisiens qui ont le sentiment de ne pas avoir récolté les fruits de la démocratie.
L’économie est dans un état catastrophique, aggravé par la COVID-19. Le taux du chômage est élevé et continue de croître, et la pauvreté et les privations ne font qu’augmenter. La Tunisie dépend fortement du tourisme, qui a été gravement touché par la pandémie. Nombreux sont ceux qui pensent que le gouvernement de Mechichi faisait preuve d’incompétence en matière d’économie, notamment en ce qui concerne la COVID-19 et le déploiement du vaccin.
Parmi les défenseurs des mesures fortes du président, beaucoup sont, comme lui, des opposants d’Ennahda, un parti islamiste modéré de la coalition parlementaire au pouvoir qui éveille encore les soupçons sur le plan idéologique.
Colombo note que la Tunisie a créé une démocratie dynamique où le pouvoir est partagé entre la présidence, le Parlement et la société civile. Cependant, le prix à payer pour ce pluralisme réside dans les batailles apparemment sans fin entre les partis politiques, le président du Parlement (le puissant leader d’Ennahda, Rached Ghannouchi), le premier ministre et le président lui-même.
Pour Saïed, il y avait donc « trop de voix, trop de pluralisme ». Il a promulgué les mesures d’exception pour asseoir son autorité et tenter de coordonner les centres disparates du pouvoir politique.
La prolongation des mesures d’exception sans feuille de route pour les Tunisiens a créé « un moment très dangereux »
Saïed voulait protéger la Tunisie, un petit pays comptant seulement 11 millions d’habitants, de ce que Colombo appelle « l’empiètement » croissant des États de la région. Ces intrusions, tant sur le plan idéologique que matériel, commençaient à transformer la Tunisie en un terrain « utilisé comme champ de bataille pour leurs propres luttes ». En effet, le pays semble être devenu un champ de bataille par procuration des conflits de la région, notamment entre les Émirats arabes unis conservateurs et le Qatar plus radical.
Pourtant, Colombo affirme que, bien que de nombreux Tunisiens partagent les motivations du président Saïed, les mesures d’exception qu’il a prises le 25 juillet se sont révélées contre-productives. Elle a déclaré que ces mesures avaient mis le pays « sur la pente glissante de l’abandon progressif mais implacable de la voie démocratique et qu’elles mettaient la Tunisie de plus en plus entre les mains de ces mêmes pressions extérieures ». En prolongeant ces mesures le 25 août sans indiquer aux Tunisiens dans quelle direction il souhaite conduire le pays, Saïed a créé « un moment très dangereux ».
Le Printemps arabe n’est pas encore mort, estime-t-elle néanmoins. « La consolidation de la démocratie demande bien plus de temps et son parcours est bien plus difficile. Il peut y avoir des revirements et des moments où le processus semble en danger. Ce qui se passe actuellement fait donc partie de ce grand processus. »
Cependant, Colombo craint qu’en laissant l’incertitude perdurer, Saïed ne s’expose à un autre soulèvement politique populaire, ce qui pourrait se révéler très nuisible à la jeune démocratie du pays. Selon ses dires, les Tunisiens sont capables de gérer la crise et devraient être les médiateurs d’un dialogue national inclusif sur la voie à suivre. Elle ajoute que les acteurs extérieurs se sont montrés trop discrets et qu’ils devraient faire pression sur les Tunisiens pour qu’ils poursuivent le dialogue, par le biais de l’engagement et non de sanctions.
Saïed n’a pas procédé à des arrestations massives d’opposants politiques depuis le 25 juillet comme d’aucuns le craignaient
À quoi ressemblerait la feuille de route de Saïed pour l’avenir s’il voulait bien la partager ? S’agirait-il d’une route toute tracée vers l’autocratie ? Matt Herbert, directeur de recherche à l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Sahel de l’Initiative mondiale contre les crimes transnationaux organisés, pense que ce n’est pas le cas. Selon lui, les mesures du 25 juillet s’inscrivent, comme l’a dit le président, dans l’article 80 de la Constitution. Herbert reconnaît la présence de certaines ambiguïtés qui semblent suggérer que la suspension du Parlement pourrait avoir dépassé les limites autorisées par la Constitution.
Il attribue au président Saïed le mérite d’avoir pris des mesures visant à résoudre bon nombre des problèmes que le gouvernement de Mechichi traitait négligemment. Par exemple, les cas de COVID-19 ont continué à fortement baisser et le nombre de personnes vaccinées a augmenté de manière exponentielle depuis le 25 juillet, dit M. Herbert. La levée de l’immunité des parlementaires est une mesure « extrêmement populaire » car elle a permis de poursuivre en justice certains d’entre eux pour des actes de corruption.
À l’instar de Colombo, Herbert note que Saïed ne s’est pas lancé dans une répression politique impliquant des arrestations massives d’opposants politiques depuis le 25 juillet, comme d’aucuns le craignaient. La Tunisie n’est pas un État policier et le débat politique, y compris sur les nouvelles mesures, reste vigoureux.
Bien que Saïed n’ait pas indiqué ses plans pour l’avenir, Herbert ne pense pas qu’il ait l’intention de suivre la voie de l’autocratie. Il est convaincu que, en tant qu’universitaire spécialisé en droit constitutionnel, le président restera dans le respect de la Constitution.
Il y a des spéculations, note Herbert, selon lesquelles Saïed aurait l’intention de modifier la Constitution pour renforcer les pouvoirs de la présidence par rapport à ceux du Parlement. Herbert affirme que cela ne créera pas nécessairement de dichotomie entre autocratie et démocratie, notant que les États-Unis ont une présidence très puissante. « Je pense que nous assistons actuellement à des pressions sur la démocratie tunisienne... mais en même temps, il n’y a aucune raison d’écrire la nécrologie du printemps arabe. »
C’est un moment où il y a à la fois beaucoup d’espoir et beaucoup de risques. Herbert semble pencher du côté de l’espoir. Il pense que la Tunisie a prouvé ces dix dernières années qu’elle est une société consensuelle qui devrait trouver un moyen collectif de sortir de la crise actuelle.
Peter Fabricius, consultant ISS
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