Le COVID-19 favorise-t-il un endettement sous couvert d’aide ?
Mombasa et Port-Soudan seront-ils cédés à des puissances étrangères pour rembourser des dettes ?
Les puissances étrangères profitent-elles de la débâcle économique provoquée par la pandémie du COVID-19 pour prendre le contrôle de ports stratégiques en Afrique de l'Est ? La controverse porte sur deux ports de pays fortement endettés ; le port de Mombasa au Kenya et Port-Soudan au Soudan.
Selon les médias, le port de Mombasa pourrait bientôt passer aux mains de la Chine (à titre de garantie pour une dette impayée), tandis que les Émirats arabes unis (EAU) prendraient le contrôle de Port-Soudan.
D'aucuns considèrent que la situation du port de Mombasa n’est qu’un exemple de la « diplomatie de l'endettement » parmi tant d’autres. Cette expression, fréquemment utilisée par l'administration de Donald Trump, renvoie à l’hypothèse que Pékin prêterait des sommes importantes à des pays pauvres (principalement en Afrique) pour construire des infrastructures, avec l'intention de saisir ces dernières comme garantie lorsque ces pays se trouvent dans l'impossibilité de rembourser les intérêts sur le prêt.
Au Kenya, certains analystes craignent que ce ne soit le sort réservé au port principal du pays, Mombasa. Le gouvernement aurait offert le port en garantie du prêt octroyé par la Chine pour construire le chemin de fer Mombasa-Nairobi, nommé Standard Gauge Railway (SGR), en 2014.
Le Kenya a accepté plus de 5 milliards de dollars de prêts pour construire le SGR, qui s’étend désormais jusqu'à la vallée du Rift (en direction du Soudan du Sud), mais qui opère à perte. Ces pertes devraient augmenter à cause de l’effondrement économique provoqué par le COVID-19.
Le Gouvernement chinois met-il en œuvre une stratégie de contrôle ou fait-il simplement affaire comme tout le monde ?
La dette extérieure globale du Kenya s'élève à environ 60 milliards de dollars (soit quelque 61 % de son PIB) dont environ 6,5 milliards sont octroyés par la Chine. Les médias kényans ont révélé que dans la convention de prêt de 2014, l'immunité souveraine du Kenya sur les actifs du port de Mombasa a été expressément levée, et tout litige découlant du prêt serait arbitré en Chine.
Quant à Port-Soudan, le gouvernement de transition soudanais étant à court de liquidités, il se préparerait à céder le contrôle du principal port maritime du pays à une société émiratie, Dubaï Ports World (DP World), selon un article publié par Al Jazeera la semaine dernière.
Ce n’est pas la première fois que Dubaï a des vues sur les ports de la mer Rouge. Il y a quelques années déjà, l'émirat a engagé un bras de fer (ironie du sort, avec la Chine) pour obtenir le contrôle du port voisin de Djibouti, qui est d'autant plus stratégique qu'il accueille plusieurs bases militaires étrangères.
Toujours d’après Al Jazeera, des responsables soudanais ont affirmé que l'accord permettrait à la société émiratie de gérer le terminal à conteneurs de Port-Soudan. Khartoum, niant cette allégation, a déclaré que : « Port-Soudan est un bien qui appartient au peuple soudanais. » Reste à savoir s’il s’agit là d’un signe que les EAU sont sur le point de rejoindre la catégorie dévoyée des pays qui ont recours à la « diplomatie de l'endettement ».
La question de savoir si les EAU rejoindront la catégorie dévoyée des pays qui ont recours à la « diplomatie de l'endettement » reste incertaine
Il est incontestable que la Chine a longtemps été considérée comme le grand méchant de ce club. Le Gouvernement chinois a mis en place une initiative nommée « Nouvelles routes de la soie », dans le cadre de laquelle il accorde des prêts de plusieurs milliards de dollars aux pays situés sur des axes préétablis. De nombreux observateurs, principalement occidentaux, y voient une initiative essentiellement destinée à contrôler les corridors stratégiques reliant la Chine au Moyen-Orient, à l'Europe et à l'Afrique.
Certains analystes, notamment les auteurs d'un rapport portant sur la « diplomatie de l’endettement » publié en 2018 par Kennedy School of Policy Analysis de l’Université de Harvard, considèrent que le COVID-19 élargit les possibilités de cette stratégie putative. The Guardian a récemment cité un des auteurs du rapport, Sam Parker, qui a déclaré : « Je pense que nous n'en sommes qu'au début. Quel que soit l'effet de levier que l’endettement envers la Chine a sur ces pays, il ne ferra qu’accroître. Quelles que soient les conséquences néfastes qui pourraient découler de l'incapacité à rembourser la Chine, je pense qu’elles surviendront bien plus rapidement. »
Rédigé pour le Département d'État américain, le rapport classe le Pakistan et le Sri Lanka parmi les pays dont les gouvernements ont déjà cédé un port ou une base militaire clés à la Chine.
Tout cela n'est-il que paranoïa occidentale ou désinformation délibérée de l'administration Trump ? La Chine met-elle en place une vaste stratégie de contrôle à long terme ? Fait-elle simplement des affaires comme tout le monde ?
La « privatisation chinoise » est-elle un oxymoron et un euphémisme pour la prise de contrôle par Pékin ?
La sinologue Deborah Bräutigam, Directrice de l'Initiative de recherche Chine-Afrique à School of Advanced International Studies de l'Université Johns Hopkins, a longtemps écarté la théorie du piège de la dette chinoise. Ce mois-ci, elle a affirmé que la Chine avait prêté un total d'environ 152 milliards de dollars à 49 gouvernements africains et entreprises publiques entre 2000 et 2018, soit environ 17 % de la dette africaine, selon la Banque mondiale.
L'Union africaine a lancé un appel à la communauté internationale pour qu'elle débloque au moins 100 milliards de dollars afin d'aider le continent à faire face aux retombées sanitaires et économiques du COVID-19. La première demande consistait en la suspension du paiement des intérêts de la dette, à laquelle le G20 a consenti. Mme Bräutigam rappelle que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont demandé à tous les créanciers bilatéraux officiels, comme la Chine, d'accorder un allégement immédiat de la dette aux emprunteurs à faible revenu.
« Comment réagira la Chine face à des débiteurs qui sont maintenant confrontés à un effondrement économique ? Certains craignent qu'une Chine malveillante profite de cette crise pour saisir des actifs stratégiques », dit Mme Bräutigam. D'autres rappellent que, par le passé, une Chine bienveillante a déjà « effacé » les dettes de nombreux pays.
Les deux camps ont tort, suggère Bräutigam. Tout d'abord, selon elle, Pékin n'est pas facile à convaincre sur les questions d’allègement ou de renégociation de la dette. En effet, il semblerait que la Chine soit l'un des pays créanciers du G20 les plus réticents à annuler la dette colossale qu'elle détient en Afrique et ailleurs.
Mais, à l'inverse, dans une analyse approfondie des centaines de prêts accordés par la Chine à l'Afrique, « nous n'avons trouvé aucune preuve de saisie d'actifs chez les emprunteurs de la Chine qui ont des problèmes d'endettement, en Afrique ou ailleurs », écrit Mme Bräutigam. Y compris dans le cas tristement célèbre du port de Hambantota au Sri Lanka, qui est souvent cité comme l'exemple type de la « diplomatie chinoise de l'endettement » (notamment dans le rapport de Harvard).
Mme Bräutigam y voit plutôt un gouvernement nouvellement élu, qui, confronté à une crise de la balance des paiements, décide de privatiser un port financé par la Chine, au profit d'un investisseur chinois en 2017. Cette décision a rapporté plus d'un milliard de dollars en devises étrangères. « De même, la République du Congo, qui est fortement endettée, a confié une autoroute de 535 km financée par la Chine à un consortium congolais, chinois et français, qui l'exploite désormais comme une route à péage ».
Mme Bräutigam estime que les pays occidentaux devraient saluer, et non condamner, le Sri Lanka pour avoir privatisé une entité publique afin de réduire ses coûts. Elle peut en effet faire valoir que c'est une recommandation typique du consensus de Washington. Par ailleurs, si la Chine et les EAU n'avaient pas investi dans ces ports, qui l’aurait fait ?
L'épisode de Hambantota, et peut-être d'autres à venir, semble toutefois reposer sur le mot « privatisation ». De nombreux observateurs occidentaux suggèrent que l’expression « privatisation chinoise » paraisse pour certains un euphémisme antinomique pour désigner une prise de contrôle par Pékin.
Il sera intéressant de voir si l'analyse plutôt optimiste de Mme Bräutigam s’appliquera lorsque les défauts de paiement de la dette se multiplieront, au fur et à mesure que l'effondrement économique causé par le COVID-19 se poursuivra, faisant monter les enchères tant pour les créanciers que pour les débiteurs.
Peter Fabricius, consultant ISS
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Crédit photo : Kirsty McLaren/Alamy Stock Photo