L’Afrique du Sud s’essaye à la roulette russe
Le pays pourrait payer cher ses erreurs d’appréciation dans la manière dont il gère les accusations de livraison d’armes à la Russie.
La conférence de presse de l’ambassadeur des États-Unis, Reuben Brigety, le 11 mai, a fait l’effet d’une bombe diplomatique entre Washington et Pretoria. Les accusations selon lesquelles l’Afrique du Sud aurait chargé des armes à bord d’un navire russe sous sanction en décembre 2022 sont graves et pourraient modifier fondamentalement les relations entre les deux pays.
Elle marque également une rupture avec l’approche diplomatique polie qui caractérisait jusqu’à présent les relations des États-Unis avec l’Afrique du Sud. Mais outre les querelles politiques, la question la plus importante concerne les retombées économiques potentielles et les enjeux.
Le premier canal de transmission, et le plus évident, est celui des marchés financiers. Dans le sillage de la nouvelle, le rand a chuté à son plus bas niveau historique, soit 19,51 rands pour un billet vert. Les obligations sud-africaines ont également perdu 1 % de leur valeur ce jour-là, en décalage avec les autres marchés émergents. Déjà ébranlés par les inquiétudes concernant l’approvisionnement en électricité et une croissance molle, les marchés ont ajouté une prime de risque géopolitique à ces problèmes économiques déjà importants.
Le message des investisseurs de portefeuille aux autorités sud-africaines est clair : les actes ont des conséquences. Et en tant que petite économie ouverte et vulnérable aux évolutions mondiales, le sentiment des investisseurs est important. En effet, les marchés utilisent leur propre version de la carotte et du bâton, et l’Afrique du Sud se retrouve dans leur ligne de mire en raison de dysfonctionnements internes. Ces problèmes peuvent être masqués par un environnement extérieur favorable, mais ils sont amplifiés par les vents contraires qui s’accumulent (notamment la politique monétaire américaine restrictive, les tensions géopolitiques et le sentiment de risque négatif des marchés émergents).
L’affaiblissement de la monnaie va maintenant se répercuter sur les coûts inflationnistes dans un contexte de crise du coût de la vie qui s’aggrave déjà. En outre, cela fera encore augmenter le coût des financements extérieurs. À l’approche d’une année électorale, cette situation ne fera qu’accroître les risques socioéconomiques, constituant ainsi un nouveau casse-tête pour les décideurs politiques.
Washington adoptera probablement une approche attentiste avant de prendre des mesures radicales, et se servira de l’AGOA comme levier.
Vient ensuite le canal commercial, et l’on spécule quant au fait que l’Afrique du Sud sera suspendue de la Loi sur la croissance et les opportunités en Afrique (AGOA), qui arrive à échéance en 2025. Bien que cela ne soit pas acquis, l’Afrique du Sud pourrait avoir franchi une ligne rouge pour les États-Unis, qui pourrait envisager de prendre des mesures punitives. Dans le passé, les suspensions de l’AGOA intervenaient surtout en cas de violations des droits de l’homme et de guerre. Toutefois, la situation actuelle, ainsi que le statut privilégié de l’Afrique du Sud dans l’accord, pourraient constituer des motifs suffisants pour retirer le pays de l’AGOA.
Ainsi, bien que la menace soit crédible, il s’agira en grande partie de voir comment l’Afrique du Sud gérera le différend actuel et d’autres aspects de ses relations avec la Russie. Malgré ses rodomontades, Washington adoptera probablement une approche attentiste avant de prendre des mesures radicales, et se servira de l’AGOA comme levier.
Pretoria devrait toutefois bien en mesurer les conséquences, car l’impact d’une telle décision pourrait être grave. Les industries telles que l’automobile, les agrumes et le vin seraient les plus touchées, avec des pertes d’emplois et une diminution des recettes d’exportation.
En outre, la position de l’Afrique du Sud suscite de plus en plus de désillusions bipartites aux États-Unis. Une victoire électorale des Républicains l’année prochaine pourrait rendre cette position encore plus hostile, d’autant plus que la date limite de 2025 pour le report de l’AGOA se rapproche.
Il y a ensuite le canal des investissements. Les investisseurs voient d’un mauvais œil ce qu’ils considèrent comme un parti pris sous couvert de neutralité, estimant que les actes de l’Afrique du Sud diffèrent de ses paroles. C’est dans le secteur de l’énergie que les repercussions se fera probablement le plus sentir, le financement du Plan d’investissement pour une transition énergétique juste étant susceptible d’être passé au crible.
Les investisseurs voient d’un mauvais œil ce qu’ils considèrent comme un parti pris sud-africain sous couvert de neutralité.
Mais la question la plus préoccupante est sans doute celle des sanctions. Les décrets du président américain Joe Biden et les règlements émis par l’Office of Foreign Assets Control permettent de sanctionner les personnes et les entreprises qui contribuent à l’effort de guerre de la Russie. Si les États-Unis s’engagent dans cette voie, ils pourraient inciter d’autres pays du bloc géopolitique occidental à faire de même, ce qui se révèlerait désastreux pour l’économie sud-africaine.
Bien que peu probable, la menace de sanctions doit être considérée dans le contexte d’autres objectifs propres à l’Afrique du Sud. Outre les multiples dégradations de sa notation et les coupures d’électricité persistantes, le pays a été placé sur la liste grise du Groupe d’action financière en février. Hormis ces maladresses qui freinent la croissance, des questions subsistent quant aux sources de financement russes de l’African National Congress et à la mesure dans laquelle le brouillage des lignes entre l’État et le parti peut influencer l’agenda politique actuel.
Dans ce contexte, la perte d’investissements américains ne doit pas être prise à la légère. L’Afrique du Sud compte plus de 600 entreprises américaines, et les États-Unis sont le plus grand contributeur d’investissements directs étrangers du pays, représentant plus de 7,5 milliards de dollars en 2021. Ils sont également le troisième partenaire commercial de l’Afrique du Sud. Brigety a insisté sur ce point lors de sa conférence de presse : l’Afrique du Sud doit bien savoir où est son intérêt.
Alors, quelle est la suite des événements ?
Bien que l’Afrique du Sud ait critiqué la diplomatie du mégaphone des États-Unis en invoquant un manque de respect, les accusations n’ont pas été démenties et une commission d’enquête est en train d’être mise en place pour examiner ces allégations. Il existe également une ambiguïté quant aux excuses supposées de Brigety et à la question de savoir si elles concernent le contenu de ses affirmations ou la manière dont elles ont été exprimées. Les excuses de l’ambassadeur américain n’ont pas été rendues publiques.
L’approche déstabilisatrice des États-Unis est critiquée pour ses tactiques d’intimidation et son arrogance
À première vue, Pretoria semble avoir fait un mauvais calcul stratégique et doit faire preuve de dextérité dans son approche compte tenu des importants enjeux économiques. Le point de presse tenu samedi par le conseiller à la sécurité nationale, Sydney Mufamadi, et d’autres poids lourds du secteur de la sécurité était une tentative évidente de gérer les retombées.
Une autre interprétation est qu’il s’agissait d’un risque calculé de la part des États-Unis pour réveiller l’Afrique du Sud et permettre un rééquilibrage des relations. En effet, le ton et le langage utilisés par Brigety au cours de la conférence ont indiqué que les États-Unis ne prendraient plus de gants dans leur relation avec l’Afrique du Sud. Jusqu’à présent, Washington s’était largement accommodé de la position de Pretoria malgré son manque d’alignement sur les États-Unis.
Selon Peter Attard Montalto d’Intellidex, la conviction selon laquelle l’Afrique du Sud serait trop importante sur le plan stratégique pour être contrariée de peur de la pousser vers la Chine et la Russie a influencé l’approche des États-Unis dans ses relations avec l’Afrique du Sud. Pressentant désormais une menace pour leurs intérêts sécuritaires, les États-Unis exercent leur puissance économique et diplomatique.
Toutefois, si l’intention était de provoquer une réaction, il pourrait s’agir là aussi d’un mauvais calcul. Les États-Unis ne se sont guère couverts de gloire avec cette approche déstabilisatrice, s’attirant des critiques pour leurs tactiques d’intimidation et leur arrogance. Compte tenu de l’impact économique de ces accusations, cela pourrait se révéler désastreux en termes de communication pour Washington si les preuves ne se concrétisent pas, déclare Priyal Singh, chercheur principal à l’Institut d’études de sécurité.
Le sommet Russie-Afrique de juillet et le sommet des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) d’août devraient être le point d’orgue de ces discussions. Ce dernier pourrait voir le président russe Vladimir Poutine — recherché par la Cour pénale internationale — se rendre en Afrique du Sud. À ce moment-là, les États-Unis pourraient décider d’appliquer davantage le « bâton » que la « carotte ».
L’Afrique du Sud doit décider s’il vaut la peine de renoncer aux investissements, aux financements et au commerce américains pour améliorer son statut auprès d’autres partenaires. Elle se retrouve dans un jeu de roulette russe et devrait se méfier des conséquences économiques.
Ronak Gopaldas, consultant de l’ISS, directeur de Signal Risk et professeur au Gordon Institute of Business Science
Image : © Alexander Zemlianichenko/AFP
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