Sierra Leone : les accords politiques ne suffisent pas à panser la fracture sociale
Seules des réformes constitutionnelles et juridiques pourraient pallier les divisions nées de la centralisation excessive du pouvoir et des ressources.
Publié le 02 June 2025 dans
ISS Today
Par
Sampson Kwarkye
chef de projet, États Littoraux d'Afrique de l'Ouest, bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel
Malgré un semblant de cohésion nationale, de profondes divisions ethniques et politiques persistent en Sierra Leone. Celles-ci ont été manifestes lors des élections contestées de 2023, qui ont nécessité un accord d'unité nationale pour apaiser les tensions entre le gouvernement et l'opposition, le All People’s Congress (APC).
L'APC avait rejeté la victoire du président Julius Maada Bio, invoquant des irrégularités et des vices de procédure. Bien que les prochaines élections générales ne soient que dans trois ans, il est nécessaire d'empêcher une résurgence des tensions qui pourraient dégénérer en violence et en instabilité.
Depuis la fin de la guerre civile en 2002, la Sierra Leone s'est engagée sur la voie de la démocratie, organisant cinq élections consécutives suivies de transferts pacifiques du pouvoir en 2007 et 2018. Elle s'est régulièrement classée en tête de l'indice mondial de la paix, malgré un léger recul depuis 2016, et occupait la huitième place des pays les plus pacifiques d'Afrique en 2024.
Combinés à la stabilité d'après-guerre, à la tolérance religieuse et à la sensibilisation à la prévention des conflits, ces progrès ont favorisé une certaine cohésion nationale et conduit, ces dernières années, à une réduction des interventions régionales et internationales.
Néanmoins, les clivages sociopolitiques profondément enracinés persistent et ont été particulièrement visibles avant et après les élections de juin 2023. Les relations antagonistes entre le Sierra Leone People's Party (SLPP) au pouvoir et l'APC continuent de refléter des clivages ethniques et régionaux prononcés. Le SLPP tire son principal soutien de l'ethnie Mende dans le sud et l'est, tandis que l'APC est largement soutenu par les Temnés dans le nord et le nord-ouest.
25% des citoyens du sud et de l'est ont déclaré être victimes de discrimination ethnique
Ces divisions ont été implicitement reconnues dans l'accord, dans lequel les deux parties ont condamné conjointement « tous les citoyens, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays, qui incitent à la violence, propagent des discours de haine et perturbent la cohésion nationale ». Elles ont réaffirmé leur engagement en faveur du dialogue entre les partis.
L'accord visait à résoudre l'impasse post-électorale, conduisant l'APC à mettre fin à son refus de prendre part aux fonctions électives (parlementaires, maires, présidents de conseil et conseillers). Les parties ont convenu de créer un comité multipartite chargé d'examiner le processus électoral de 2023 et de traiter des questions telles que les détentions liées aux élections et les actions en justice pour motifs politiques.
Toutefois, le comité n'a pas abordé la question de la centralisation excessive du pouvoir et des ressources qui, historiquement, a alimenté une politique de division, souvent davantage axée sur l'accès au contrôle de l'État que sur de véritables divergences politiques. La Constitution de 1991 (rétablie en 1996 et amendée en 2008) et la loi sur la mise en valeur des mines et des ressources minérales confèrent à l'État, en particulier à l'exécutif, la pleine propriété et le contrôle des vastes ressources naturelles de la Sierra Leone, notamment l'or, les diamants, la bauxite et le minerai de fer.
L'exploitation minière, réglementée par l'Office national des ressources minérales, a été un pilier économique essentiel, représentant plus de 26 % du produit intérieur brut en 2014 et contribuant de manière significative aux recettes publiques et aux recettes d'exportation entre 2012 et 2014, avant les perturbations causées par la crise sanitaire d’Ebola et de la COVID-19.
En outre, le secteur privé dépend des travaux publics et des marchés publics lancés par l'État. Le gouvernement contrôle les licences, les permis et l'accès aux garanties de crédit, ce qui fait de la proximité avec les élites politiques un facteur déterminant de la réussite économique.
Le pouvoir étatique reste la principale voie d'accès aux opportunités économiques
La fonction publique, qui représentait 39 % de l'emploi formel en 2018, reste un employeur majeur. Ces facteurs renforcent la domination de l'État sur la vie économique et font de l'accès à la fonction politique une porte d'entrée vers l'accumulation de richesses, tandis que l'exclusion se traduit souvent par une marginalisation économique.
Les deux principaux partis se sont mutuellement accusés de corruption et de pratiques économiques discriminatoires. Entre 2007 et 2018, les dirigeants du SLPP, à l’instar de Bio, alors figure de l'opposition, ont accusé le gouvernement de l'APC de tribalisme, de favoritisme et de népotisme, affirmant que les contrats publics étaient principalement attribués aux fidèles et aux associés de l'élite au pouvoir.
Lors de son entrée en fonction en 2018, l'administration Bio a publié un rapport alléguant une corruption à grande échelle et un favoritisme ethnique sous l'ancien président Ernest Bai Koroma. Au moins 25 % des citoyens du sud et de l'est ont déclaré que leurs groupes ethniques étaient traités de manière injuste.
L'APC a également accusé le SLPP de détournement de fonds publics, citant, par exemple, les présumés détournement de fonds publics par la Première dame, Fatima Maada Bio. Dans son bastion du nord, où 26 % de la population temnée a déclaré avoir été victime de discrimination ethnique de la part de l'État, les griefs liés à la vie chère et à l'accès limité aux services de base ont déclenché des manifestations antigouvernementales meurtrières en août 2022.
Ces événements font écho aux causes de la guerre civile, telles qu'elles ont été identifiées par la Commission vérité et réconciliation dans son rapport final de 2004. Celle-ci avait constaté que « les provinces avaient été presque totalement mises à l'écart par la centralisation du pouvoir politique et économique à Freetown » et que les régions et les groupes ethniques n’étaient pas tous traités de la même manière. La commission avait conclu que les gouvernements successifs avaient systématiquement favorisé « certains groupes ethniques dans les nominations au sein du cabinet, de la fonction publique et de l'armée ».
L'accord de 2023 a apaisé les tensions mais n'a pas résolu la centralisation excessive du pouvoir
Malgré l'accord de 2023, les tensions politiques se sont intensifiées lorsque Koroma a été assigné à résidence surveillée et accusé de trahison entre décembre 2023 et janvier 2024 pour une tentative présumée de coup d'État. Ces évènements sont intervenus après les attaques contre des installations militaires et des prisons, qui ont fait 20 morts et facilité l’évasion de plus de 2 000 prisonniers. Le gouvernement a affirmé que le personnel de sécurité de Koroma avait largement orchestré ces attaques.
De plus, le pouvoir exécutif exerce un contrôle important sur les institutions de l'État, malgré les dispositions constitutionnelles relatives à la séparation des pouvoirs. Les nominations présidentielles à des postes clés du gouvernement, en particulier dans le système judiciaire, le secteur de la sécurité et l'administration publique, concentrent le pouvoir entre les mains de l'exécutif et transforment les institutions publiques en instruments de clientélisme, notamment par l'attribution de marchés publics et d'emplois.
Les transitions de pouvoir entre le SLPP et l'APC ont souvent entraîné un remplacement généralisé du personnel de l'État. Les entretiens menés en juin 2024 par l'Institut d'études de sécurité (ISS) avec des acteurs politiques et de la société civile ont mis en évidence les préoccupations concernant la politisation des nominations aux fonctions publiques et le déploiement des institutions étatiques contre les opposants politiques.
Le procès de Samura Karama, candidat à la présidence de l'APC en 2023 et ancien ministre des Affaires étrangères, pour corruption présumée a été cité comme exemple.
Promouvoir une cohésion nationale durable et garantir la stabilité pendant les élections nécessiteront davantage que des accords politiques négociés par des acteurs extérieurs. L'accord a été négocié par l'Union africaine (UA), la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), le Commonwealth et la Commission indépendante pour la paix et la cohésion nationale.
Les réformes structurelles visant à décentraliser le pouvoir et le contrôle des ressources doivent être prioritaires dans le cadre des réformes constitutionnelles et juridiques. L'UA, la CEDEAO et les autres partenaires internationaux doivent non seulement trouver des solutions à la crise, mais aussi s'efforcer d'accélérer le développement inclusif et d'élargir les opportunités économiques pour tous, indépendamment de l'appartenance ethnique et quelle que soit la région.
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