L’Afrique devrait mieux se préparer à la réorientation du financement européen de la sécurité
D’aucuns craignent que la nouvelle Facilité européenne pour la paix ne soit le signe de plus de d’interventionnisme en Afrique.
L’Union africaine (UA) a manqué une occasion unique de discuter du changement dans le financement européen pour la paix et la sécurité, qui a été annoncé par l’Union européenne (UE) en 2021 dans le cadre de son nouveau paquet défense. D’après ce nouvel arrangement, la Facilité européenne pour la paix (FEP) remplace la Facilité de soutien à la paix pour l’Afrique (FAP, Facilité africaine pour la paix) qui, pendant 17 ans, a constitué le canal de financement de la sécurité de l’UE via l’UA.
En raison du manque de préparation et de consensus en amont du sommet UA-UE de février, l’Afrique n’a pas pu adopter de position commune ; ainsi, la question n’a-t-elle pas été mise à l’ordre du jour de la réunion.
Ce changement se traduit par moins d’argent destiné aux missions de paix africaines et d’une influence moindre de l’UA sur l’utilisation de ces fonds. Mais il pourrait également être le signe d’un militarisme et d’un interventionnisme européens croissants. L’évolution de la politique étrangère et de sécurité de l’Europe a permis à l’UE d’apporter un soutien militaire à l’Ukraine après l’invasion russe du 24 février. Grâce à la FEP, l’UE a pu, pour la première fois, fournir des armes létales à un pays tiers.
Le soutien militaire de l’Europe à l’Ukraine suscite des inquiétudes en Afrique, où l’on se demande si ce type d’intervention pourrait avoir lieu sur le continent. Des recherches de l’Institut d’études de sécurité (ISS) montrent que certains experts craignent que la nouvelle stratégie de l’UE ne profite pas à l’Afrique dans son ensemble, voire qu’elle ait de graves conséquences pour le continent.
Dans le cas de l’Ukraine, la FEP a permis à l’UE de fournir des armes létales à un pays tiers
Bien que la nouvelle Facilité promette de renforcer les capacités des partenaires de l’UE et de fournir un financement prévisible, elle pourrait menacer l’engagement multilatéral entre les deux continents et la prise de décision collective africaine en matière de sécurité.
Fondée en 2004, le financement de la FAP s’est élevé à 2,68 milliards d’euros et a concerné pour l’essentiel 16 opérations de soutien à la paix menées par l’Afrique dans 19 pays. Les contributions directes des États membres ont fait de l’UE le principal bailleur de fonds des missions de paix africaines.
Dans ce domaine, les relations UA-UE étaient régies par le Protocole d’accord conclu en 2018 qui disposait clairement que l’UA avait la responsabilité principale de la planification, de l’autorisation, de la coordination et du décaissement des fonds européens destinés aux opérations de paix dirigées par l’Afrique. Toutefois, dans le cadre du nouveau dispositif, le financement européen des missions et opérations militaires en Afrique ne passe plus nécessairement par l’UA.
L’UE peut désormais financer l’intervention militaire directe d’un État membre, comme le déploiement d’une force opérationnelle pour soutenir l’opération française Barkhane au Mali. L’Europe fournira également une orientation stratégique et un soutien politique à ces missions, ce qui pourrait nuire au leadership de l’UA dans les opérations de paix.
Dans le cadre de la FEP, le financement par l’UE des missions militaires en Afrique ne passera plus par l’UA
L’abandon de la FAP au profit d’un engagement direct auprès des parties prenantes réduira également de manière significative le financement de l’UE à l’UA, en particulier pour les missions de paix comme en Somalie.
Selon l’UE, un rapport publié par la Cour des comptes européenne en 2018 est en partie à l’origine de ce changement. En effet, celui-ci indiquait que l’UA n’avait pas suffisamment pris à sa charge le financement de ses mécanismes de paix et de sécurité, obligeant ainsi l’UE à couvrir des coûts opérationnels au détriment du renforcement des capacités, comme initialement prévu. Le rapport mentionnait également le manque de cohérence des instruments de financement de l’UA, la rareté des informations sur les résultats et l’insuffisance du suivi et de l’évaluation.
Une autre raison de ce changement réside dans l’évolution de la position de l’Europe sur les questions de défense dans le monde. Le paquet défense 2021 de l’UE comprend le Fonds européen de la défense, qui a alloué environ 8 milliards d’euros au renforcement de la base industrielle de défense de l’Europe et à son autonomisation militaire par rapport aux États-Unis. En cela, l’Europe manifeste son ambition d’intervenir dans les résultats en matière de paix et de sécurité et de les influencer, y compris en Afrique. Les pays européens sont motivés par les effets du terrorisme et de l’extrémisme violent en Afrique, ainsi que par l’arrivée de migrants sans papiers.
L’étude de l’ISS a révélé que plusieurs États membres de l’UA s’inquiètent du fait que la FEP représente un changement de paradigme, une approche militarisée et interventionniste se substituant à un engagement politique. Bien qu’ils reconnaissent les défis de l’utilisation de la FAP par l’UA, les responsables africains estiment que le rôle principal de la FEP est de contrôler l’utilisation de l’argent européen en Afrique et ailleurs.
L’Afrique est divisée sur la FEP que soutiennent certains pays d’Afrique de l’Ouest et du Sahel
Les craintes portent sur la possibilité que l’intervention militaire ne fasse de l’UE un acteur direct dans les conflits africains, attirant ainsi davantage de forces étrangères sur le continent, avec ou sans le consentement des États africains. Les interventions bilatérales ou régionales pourraient ne pas être conformes aux priorités de l’UA ou ne pas recevoir son aval, ont déclaré des sources à l’ISS. Les experts pensent également que le nouvel arrangement pourrait conduire à la prolifération des armes sur le continent.
L’absence d’une liste exhaustive des partenaires de l’UE complique la situation. Bien que l’UA, les communautés économiques régionales et les États membres de l’UA soient cités comme partenaires, leur définition est vague. Les diplomates africains craignent que la liste ne permette de compter parmi eux des groupes d’opposition armés luttant contre des gouvernements auxquels l’UE s’oppose. Un scénario similaire s’était déroulé en Libye en 2011 : les États membres de l’UE avaient alors apporté un soutien militaire direct aux groupes armés qui combattaient le président Mouammar Kadhafi.
L’UE n’a pas discuté des dispositions de la FEP avec l’UA, car cette nouvelle Facilité relève d’une stratégie mondiale, dont l’Afrique est l’un des nombreux « bénéficiaires ». Pour sa part, le Conseil de paix et de sécurité de l’UA n’a pas abordé la question avant le sommet UA-UE de février, bien qu’il ait eu près d’un an pour formuler une réponse. Selon des sources de l’UA, l’UE n’avait pas informé l’UA officiellement de la création de la FEP ni de la fin de la FAP.
Le soutien à la FEP en Afrique de l’Ouest et au Sahel divise la position de l’Afrique sur la nouvelle Facilité. Les pays de ces régions estiment qu’elle permettra d’éliminer les retards bureaucratiques et les frais généraux liés à la supervision financière de l’UA. Ils affirment également que la FEP permettra aux missions militaires africaines de disposer de plus de fonds, de technologies modernes, de renforcement des capacités et d’infrastructures.
Ainsi, alors que l’Europe s’est mise d’accord sur la gestion des enjeux de paix et de sécurité en Afrique, les pays africains ne partagent pas les mêmes priorités et préoccupations concernant la politique étrangère et de sécurité de l’UE. L’UA, en particulier son Conseil de paix et de sécurité, devrait discuter des implications qu’aura la mise en œuvre de la FEP pour l’Afrique.
Bien que des réunions techniques UA-UE soient en cours, l’UA doit formuler une position politique sur la fourniture potentielle d’armes létales à l’Afrique par l’Europe. Le soutien de l’UE aux opérations militaires qui ne sont ni dirigées ni approuvées par l’UA doit également faire l’objet de discussions.
L’UA a besoin d’un plan pour compenser les déficits financiers qui découleront du changement de stratégie de l’Europe dans le cadre de la FEP. Un bon point de départ consisterait à allouer l’argent inexploité du Fonds de l’UA pour la paix et à accéder aux arriérés de contributions des Nations unies pour les missions africaines de soutien à la paix.
Shewit Woldemichael, chercheuse, Gouvernance de la paix et de la sécurité en Afrique, ISS
Cet article a été publié initialement par l’Institut d’études de sécurité dans son Rapport sur le CPS.
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