La stratégie de l’UE contribue au désarroi des migrants en Libye
Tandis que les migrants subissent de graves abus dans les centres de détention et de la part de garde-côtes, l’UE continue de soutenir les autorités frontalières libyennes.
Publié le 17 septembre 2020 dans
ISS Today
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Au niveau migratoire, la Libye est considérée comme un « trou noir » : les réfugiés et les migrants y sont confrontés à des formes de violence « inacceptables et extrêmes ». Principalement venus d’Afrique de l’Est et de l’Ouest, les migrants qui y transitent pour se rendre en Europe ou qui sont renvoyés sur ses côtes après avoir tenté la traversée de la Méditerranée sont victimes de durées de détention illimitées, d’extorsion, de torture, de violences sexuelles, de conscription et de travail forcé.
Les mouvements migratoires de la Libye vers l’Europe ont considérablement diminué depuis 2015, qui reste l’année record. Cependant, des embarcations continuent de prendre la mer et les tentatives de traversée vers l’Europe ont augmenté pendant l’été, malgré la pandémie de COVID-19 et le conflit en Libye.
Le Nouveau pacte de l’Union européenne (UE) sur la migration et l’asile, qui doit bientôt sortir, permet de reconnaître les coûts humanitaires élevés de ses stratégies d’externalisation et de se recentrer sur une gestion migratoire plus holistique.
L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estime qu’au moins 600 000 migrants de 46 nationalités différentes se trouvent actuellement en Libye. Nombre d’entre eux tentent de rejoindre l’Europe.
En Libye, des groupes armés se servent de centres de détention informels comme pôles de traite et de trafic à but lucratif
Le 28 juillet, trois adolescents soudanais ont été abattus par des membres d’une milice ayant des liens avec les garde-côtes libyens alors qu’ils tentaient de fuir l’endroit où ils avaient débarqué. Ils faisaient partie d’un groupe de 73 migrants se rendant en Europe qui ont été interceptés par les garde-côtes et renvoyés vers la ville côtière de Khoms.
Le 17 août, 45 personnes, dont cinq enfants, ont trouvé la mort au large des côtes de Zouara : visées par les tirs de truands, le moteur de leur embarcation a explosé. Il s’agit du pire naufrage de l’année 2020. Les 37 rescapés, pour la plupart originaires du Sénégal, du Mali, du Tchad et du Ghana, ont été arrêtés lors du débarquement puis placés en détention. Quelque temps auparavant, un groupe de migrants avait tué un passeur qui les avait emprisonnés dans un entrepôt, puis torturés et extorqués. La famille du passeur a ensuite massacré une trentaine de personnes d’un coup.
Entre le début de l’année et le 2 septembre, plus de 7 500 migrants ont été interceptés en Méditerranée centrale et renvoyés en Libye ; 398 d’entre y ont perdu la vie. Parmi les personnes ramenées sur le sol libyen par les garde-côtes du pays, près de la moitié sont portées disparues après leur passage par les centres de « débarquement ».
Les migrants ainsi renvoyés en Libye devraient être orientés vers des centres de débarquement et de détention officiels, faisant l’objet d’une surveillance gouvernementale et internationale par des organismes tels que l’OIM et l’Agence des Nations unies pour les réfugiés. Au contraire, nombre d’entre eux disparaissent ; ils seraient emmenés dans des centres de détention informels.
L’approche de l’Europe accorde la priorité à la réduction du nombre d’arrivées, en dépit de l’immense coût humanitaire que cela implique
Ces établissements sont gérés par des groupes armés qui s’en servent comme pôles lucratifs de traite et de trafic. Une fois enfermés, les migrants ont pour instruction d’appeler leur famille dans leur pays d’origine afin de leur extorquer de l’argent. Leurs conditions de détention sont inhumaines ; les migrants y sont torturés en vue d’obtenir une rançon, ils tombent malades et meurent de faim et de soif.
Les centres de détention et de débarquement officiels sont également des lieux de trafic, de traite, de violences sexuelles et de torture. Ce système bénéficie aux fonctionnaires corrompus, qui mettent en place des fraudes à l’approvisionnement et profitent de pots-de-vin. Les responsables de la Direction de la lutte contre l’immigration clandestine s’efforcent, en y mettant plus ou moins de bonne volonté, de réagir à cette situation et d’assurer une surveillance. Toutefois, de nombreux rapports établissent un lien entre fonctionnaires et violations graves.
Ce sont l’UE et ses États membres qui permettent que cela se produise. Depuis 2015, le Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique a accordé à la Libye 435 millions d’euros, dont 57,2 millions alloués à la gestion des frontières. L’UE et ses États membres fournissent directement un financement, des formations et des équipements aux garde-côtes libyens, qui sont compromis dans des affaires de trafic de migrants et font perdurer des centres de détention informels. L’UE est également accusée de fermer les yeux sur les violations commises en Grèce et de les favoriser.
Malgré les pressions exercées par les groupes humanitaires et par certaines formations politiques, il n’existe pas de programme de sauvetage spécifique dirigé par l’UE en Méditerranée. Fin 2019, une résolution du Parlement européen visant à intensifier ce type d’opérations a été rejetée à deux voix près. Ses opposants affirment que ces programmes constituent des incitations à l’immigration irrégulière.
Les prétentions de l’UE selon lesquelles sa stratégie « sauve des vies et améliore le traitement des rescapés » ne sont plus acceptables
Sous prétexte de ne pas encourager l’immigration clandestine, l’Italie et Malte ont sciemment ignoré des appels de détresse lancés depuis les zones de sauvetage sous leur responsabilité, refoulé des embarcations vers le large et confisqué des navires de sauvetage civils. Malte est accusée d’avoir engagé des navires privés pour servir de guetteurs aux garde-côtes libyens, qui ont donc renvoyé des embarcations vers la Libye alors qu’elles se trouvaient dans des eaux européennes. Les garde-côtes sont également accusés d’ignorer les appels de détresse et de favoriser la disparition d’embarcations.
L’UE confirme que les conditions qui prévalent en Libye sont abominables et que le Gouvernement libyen ne fait rien pour améliorer la situation. Dans une lettre datant de septembre 2019, le président du Conseil européen a mis en doute son implication : « La réticence des fonctionnaires à coopérer est étroitement liée aux violations généralisées des droits humains qui ont lieu dans les centres de détention et au fait que ces établissements relèvent d’un modèle commercial rentable pour le Gouvernement libyen actuel. »
L’approche de l’Europe accorde la priorité à la réduction du nombre de migrants et de demandeurs d’asile arrivant sur le continent, sans tenir compte des immenses coûts humanitaires que cela représente. On ne peut plus accepter les prétentions selon lesquelles la stratégie de l’UE consisterait à « sauver la vie de ceux qui se lancent dans des voyages périlleux par voie maritime ou terrestre » ou à « renforcer les capacités libyennes en matière de sauvetage » et à « améliorer la manière dont les rescapés sont traités ».
En 2019, la Commission européenne a annoncé son projet de Nouveau pacte sur la migration et l’asile, qui prévoit une réforme de cette question par le bloc européen. Ce pacte devait être dévoilé en février mais a été retardé en raison de l’épidémie de COVID-19. Les experts et les défenseurs des migrations attendent avec impatience des précisions, qui devraient être rendues publiques dans le courant du mois.
Avant la « crise » migratoire de 2015, les cadres politiques de l’UE mettaient l’accent sur la nécessité d’augmenter le nombre de canaux migratoires sûrs et légaux vers l’Europe, d’optimiser les effets des migrations et de la mobilité sur le développement et de promouvoir la protection internationale des migrants. Par la suite, elle a pratiquement abandonné ces objectifs et accordé la priorité à l’arrêt des flux migratoires, sans tenir compte des coûts humains et sécuritaires que cela allait engendrer.
Le Nouveau pacte est l’occasion de revoir ces objectifs et de réformer le système. Il devrait reconnaître que les mesures prises pour mettre fin aux migrations sont au mieux des solutions provisoires et qu’il demeure nécessaire de se doter d’une bonne gestion des migrations. Le Nouveau pacte devrait reprendre ses efforts pour gérer correctement les migrations.
Aimée-Noël Mbiyozo, chercheuse principale consultante, Migration, ISS Pretoria
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Crédit photo : IOM