La démocratie régresse en Afrique ? Pas si vite
Le problème ne réside pas dans les systèmes politiques mais dans le manque de gouvernance qui ouvre la voie aux despotes et aux putschistes.
Publié le 04 novembre 2021 dans
ISS Today
Par
Les récents coups d’État qui ont eu lieu en Guinée, au Mali, au Soudan et au Tchad témoignent-ils de l'échec de la démocratie en Afrique ? Les blocages de l’accès à Internet, le musellement de l’opposition et la progression du syndrome du troisième mandat semblent alimenter cette idée. Cependant, des données probantes prouvent que, malgré quelques zones préoccupantes, une culture démocratique robuste est en train de se développer dans de nombreuses régions du continent.
En 2017, les élections au Liberia et en Sierra Leone ont donné lieu à des transferts de pouvoir pacifiques. Les actions de protestation ont été canalisées par le biais des tribunaux, et le contrôle du gouvernement est passé d’une main à l’autre sans incident, témoignant ainsi de la maturité démocratique de ces pays au passé récent sanglant.
Le Nigeria a connu une passation de pouvoir pacifique à l’opposition en 2015, pour la première fois depuis l’avènement de la démocratie en 1999. Il en va de même pour Ghana depuis ces vingt dernières années, et le dirigeant de longue date de la Gambie a quitté le pouvoir après avoir perdu les élections en 2016, suite à des pressions.
Pendant ce temps, le pouvoir judiciaire s’est dressé fermement contre les abus de pouvoir et les excès de l’exécutif dans plusieurs pays, notamment au Kenya en 2017 et au Malawi en 2019, où les résultats des élections ont été annulés en raison de fautes et d’irrégularités. L’indépendance du pouvoir judiciaire a également prévalu en Afrique du Sud, où l’ancien président Jacob Zuma a été contraint de purger une peine de prison en 2021 pour outrage à magistrat.
Partout dans le monde, et pas seulement en Afrique, la confiance dans les gouvernements démocratiques s’érode
En Zambie, les tentatives du parti au pouvoir de renverser la démocratie ont échoué grâce aux citoyens, qui se sont rendus en masse aux urnes pour élire un nouveau président. Lors du youthquake (« tremblement de terre de la jeunesse ») d’août 2021, le pouvoir a été remis à l’opposition par un résultat décisif rendant toute fraude impossible. Et en Tanzanie, la transition pacifique qui a eu lieu après la mort du président John Magufuli en mars 2021 a permis de mettre en place un programme de réformes. Grâce au recours au vote biométrique à travers l’Afrique, à un plus grand engagement civique et à des exigences accrues en matière de responsabilité, il devient plus difficile de manipuler les élections.
En comparaison avec la Pologne et la Hongrie, ou même avec des poids lourds des marchés émergents comme l’Inde et la Turquie (où l’on constate une importante érosion démocratique), ces exemples montrent que la trajectoire démocratique de l’Afrique n’est pas si sombre.
Au contraire, selon Jakkie Cilliers, chef du programme Futurs africains et Innovation de l’Institut d’études de sécurité, l’Afrique est plus démocratique que d’autres régions du monde, eu égard à son niveau de développement. Selon lui, étant donné que la démocratie procède du développement, le démarrage précoce de l’Afrique signifie que le continent devrait atteindre ces deux objectifs simultanément, ce qui est une tâche difficile en l’absence de gouvernance de qualité. La démocratisation prématurée du continent est source d’instabilité car elle ne « s’accompagne pas des institutions nécessaires permettant de passer de la personnalisation à l’institutionnalisation ».
Bien que le continent ne régresse pas, il y a certainement lieu de s’inquiéter pour plusieurs pays et régions. En 2020, l’Indice Ibrahim de la gouvernance en Afrique a signalé la toute première baisse de la moyenne de gouvernance depuis sa création. Freedom House a également observé un recul des libertés dans 22 États africains en 2020.
Il est plus difficile de manipuler les élections en raison du renforcement de l’engagement civique et des exigences en matière de redevabilité
En Égypte et au Zimbabwe, les transitions démocratiques ont été avortées. L’optimisme de voir des despotes de longue date remplacés par de nouveaux dirigeants s’est révélé trompeur. L’ingérence militaire dans les affaires politiques a sans doute permis de mettre au pouvoir des régimes plus répressifs encore. En Afrique australe, les mouvements de libération n’ont pas concrétisé leurs promesses électorales par des réformes, et les économies politiques de la plupart des pays sont peu compétitives, instables et dominées par le factionnalisme.
Les tendances autoritaires se manifestent également dans les domaines physique et numérique. Les figures de l’opposition rwandaise et ougandaise sont régulièrement emprisonnées sur le fondement d’accusations fallacieuses, tandis que les régimes au Nigeria et en Eswatini adoptent des mesures draconiennes visant à réprimer la dissidence, notamment par le biais de blocages d’accès à Twitter et Internet.
Le phénomène le plus inquiétant réside probablement dans la tendance aux « coups d’État constitutionnels » et au « syndrome du troisième mandat », qui voit des hommes politiques manipuler la loi pour rester au pouvoir, comme cela a été le cas en Côte d’Ivoire. À cela s’ajoute la montée en puissance de la démocratie dynastique, où des transitions politiques sont orchestrées en faveur de membres de la famille, comme au Gabon et à Maurice.
En 2021, les coups d’État qui ont eu lieu en Guinée, au Mali, au Soudan et au Tchad ont ravivé le souvenir des régimes dirigés par un « grand homme » et de l’instabilité chronique. Les interventions militaires se traduisent rarement par de meilleurs résultats et reflètent une rupture de la confiance dans les gouvernements et dans la société.
La jeune « génération Facebook » d’Afrique veut une gouvernance améliorée et plus responsable
La trajectoire démocratique de l’Afrique n’est ni linéaire ni lisse. Plusieurs thèmes émergeant dans le sillage de la pandémie de COVID-19 vont probablement modifier cette dynamique. Premièrement, la pandémie de COVID-19 a amplifié les problèmes de gouvernance. La démocratie est-elle bien adaptée à la montée actuelle du nationalisme, de l’isolationnisme et de l’autoritarisme ? Dans le monde entier, et pas seulement en Afrique, la confiance dans les gouvernements démocratiques est en train de s’éroder, et les systèmes alternatifs retiennent de plus en plus l’attention.
Tombés sous le charme du consensus de Pékin et de la réussite économique de la Chine, les dirigeants africains préconisent le recours au modèle autoritaire chinois pour le continent. Leur argument, simpliste à l’extrême, est que la Chine s’est engagée dans la voie de la prospérité sans répondre aux injonctions occidentales en matière de démocratie, et que les pays africains devraient faire de même. Selon eux, la démocratie, avec tous ses pouvoirs et contre-pouvoirs, entraverait la croissance.
Cette logique justifierait la répression des libertés civiles, de la transparence et de la dissidence, au nom de la sécurité et de l’efficacité économique. Cet argument passe néanmoins à côté d’un point essentiel : pour que cet accord passé avec les citoyens persiste, il est indispensable que les gouvernements améliorent la vie de leurs populations. Les dirigeants africains peuvent bien vouloir le beurre et l’argent du beurre, mais cela ne trouve pas d’écho auprès des citoyens qu’ils gouvernent, comme le montre la deuxième tendance ci-dessous.
L’Afrique est confrontée à un décalage croissant des valeurs entre les populations âgées et les jeunes. Un rapport de l’Afrobaromètre de 2019 a révélé que de grandes majorités d’Africains continuent de soutenir la démocratie et de rejeter les alternatives autoritaires. La jeune « génération Facebook » d’Afrique souhaite une gouvernance améliorée et plus responsable et insiste sur l’avènement simultané de la démocratie et du développement, et non pas de l’un ou de l’autre.
Pourtant, en dépit de ces exigences, l’offre de démocratie fait défaut, faisant ainsi bourgeonner de nombreux « démocrates mécontents ». C’est ce que révèle la vague de protestations récentes menées par des jeunes, notamment #endSARS au Nigeria, les manifestations d’opposants à la monarchie en Eswatini, et les mouvements #Fixthecountry au Ghana et #FreeSenegal. Si le fossé entre la jeunesse frustrée du continent et ses dirigeants peu réceptifs n'est pas comblé, une collision est inévitable.
Enfin, la technologie est venue s’ajouter à une dynamique politique déjà complexe. Démocratie numérique et dictature numérique sont devenues les deux faces d’une même médaille, politiciens et citoyens se disputant l’exploitation de la technologie au profit de leurs objectifs respectifs. C’est cette tension qui déterminera le choix des pays : adopteront-ils des systèmes ouverts et transparents ou privilégieront-ils la voie de la répression et de la surveillance ? Ces deux alternatives comportent d’importantes répercussions sur la cohésion sociale.
Alors que les démocraties d’Afrique sont confrontées à des menaces tant endogènes qu’exogènes, l’enjeu pressant ne réside pas dans le système de gouvernance mais bien dans la qualité de la gouvernance. C’est ce vide total en matière de gouvernance qui crée un terrain propice aux tendances antidémocratiques et aux changements de régime chaotiques.
Il est nécessaire de se doter de dirigeants plus jeunes, plus réactifs et plus inclusifs, afin de réduire la vulnérabilité des systèmes politiques aux despotes et aux putschistes. Le message de la jeunesse africaine est clair : le statu quo n’est tout simplement pas acceptable.
Ronak Gopaldas, consultant ISS, directeur de Signal Risk et membre de CAMM au Gordon Institute of Business Science
Les droits exclusifs de re-publication des articles ISS Today ont été accordés au Daily Maverick en Afrique du Sud et au Premium Times au Nigeria. Les médias basés en dehors de l'Afrique du Sud et du Nigeria qui souhaitent republier des articles et pour toute demande concernant notre politique de publication, veuillez nous envoyer un e-mail.