La Côte d’Ivoire doit tirer les leçons des crises électorales passées
En refusant de faire le lien entre les problèmes électoraux actuels et passés, le pays s’enfonce dans une impasse démocratique.
La crise en Côte d’Ivoire s’est considérablement aggravée à l’approche de l’élection présidentielle du 31 octobre. Il est peu probable que la violence s’apaise pendant et après le scrutin, ce qui suscite de graves préoccupations en matière de sécurité, tant pour le pays que pour le reste de la région. En outre, il semble qu’aucune leçon n’ait été tirée de la violente crise électorale d’il y a dix ans.
Le 20 septembre, les chefs de l’opposition, des mouvements et des organisations de la société civile ont appelé leurs partisans à manifester contre la candidature du président sortant Alassane Ouattara à un troisième mandat. D’après eux, la campagne du président en exercice violerait la limite du nombre de mandats inscrite dans la Constitution.
Moins d’un mois plus tard, Henri Konan Bédié et Pascal Affi N’Guessan, les deux principaux dirigeants de la coalition d’opposition, ont réitéré l’appel à leurs partisans leur demandant d’utiliser tous les moyens légaux permettant de stopper toute initiative liée au processus électoral. Les manifestations ont ainsi peu à peu évolué en confrontation radicale et potentiellement violente.
La violence préélectorale découle de l’indifférence du gouvernement à l’égard des demandes exprimées par l’opposition de réformer la Commission électorale indépendante et le Conseil constitutionnel, et de faire procéder à un audit indépendant du registre des électeurs. La crédibilité et l’impartialité de ces organes, qui sont essentielles pour des élections pacifiques et équitables, sont constamment mises en cause, mais la question n’a jamais été traitée.
La violence découle de l’indifférence du gouvernement à l’égard des exigences de l’opposition sur la réforme du processus électoral
Ces problèmes ont été aggravés par l’exclusion de certaines personnalités politiques clés du processus électoral, dont l’ancien président Laurent Gbagbo et l’ancien chef rebelle et président de l’Assemblée nationale Guillaume Soro. Sur les 44 candidatures présentées pour la course à la présidence, le Conseil constitutionnel n’en a validé que quatre (celles de Ouattara, Bédié, Kouadio Konan Bertin et N’Guessan) dans une décision qui a été critiquée pour sa partialité.
Le gouvernement n’a pas donné suite aux décisions rendues par la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, qui a ordonné aux autorités de permettre à Gbagbo et à Soro de participer à l’élection. La Côte d’Ivoire a ensuite annoncé son retrait de la Cour en avril 2020.
Répondant aux appels des chefs de l’opposition, des milliers de partisans ont organisé des manifestations depuis le mois d’août, notamment à Abidjan, Daoukro, Bonoua, Gagnoa, San-Pédro et Divo. Le nombre de morts dans les affrontements qui en ont résulté varie selon les sources, du gouvernement ou de l’opposition. Amnesty International a signalé des cas de noyautage et d’arrestations arbitraires.
L’incendie de la résidence de N’Guessan à Bongouanou et les attaques contre la maison du maire de la ville le 17 octobre ont alimenté l’anxiété face à la violence pendant les élections. Il y a eu jusqu’à 100 émeutes depuis le mois d’août, lorsque M. Ouattara a annoncé sa candidature, contre un peu plus de 20 au cours des deux mois qui avaient précédé.
Il est davantage question de survie de la vieille garde politique que de paix durable
La Côte d’Ivoire est sortie d’une violente crise post-électorale en 2010 pour s’engager dans un processus de reconstruction nationale. Mais les différentes réformes entreprises n’ont que partiellement remédié aux problèmes structurels qui menacent la stabilité du pays depuis le décès de son premier président, Félix Houphouët-Boigny, en 1993.
La crise actuelle a mis au jour un profond malaise social et politique que le processus de réconciliation nationale n’a pas réussi à guérir. De vieilles blessures se sont rouvertes, divisant de nouveau le pays, ce qui n’est pas sans rappeler les violences de 2010 qui avaient coûté la vie à 3 000 personnes.
Depuis 2020, l’accent semble avoir été mis davantage sur la survie de la vieille garde politique plutôt que sur la garantie d’une paix durable. La Constitution révisée de 2016, modifiée en 2019, a défini, sans attendre, un âge minimum de 35 ans pour tout candidat à la présidence, mais a délibérément supprimé la limite d’âge supérieure. Avec un rapport de force penchant en sa faveur, le gouvernement ne semble pas disposé à faire des concessions significatives à l’opposition sur des sujets de discorde.
La question de la réussite des réformes du secteur de la sécurité se pose également. La police et l’armée sont confrontées à de nombreux problèmes, allant du manque de responsabilisation à la politisation. Les forces de sécurité ont également déclenché la machine répressive de l’État sur les manifestants à l’approche des élections.
Frappée à deux reprises, la Côte d’Ivoire est en outre menacée d’attentats terroristes
La Côte d’Ivoire est en outre menacée par des attaques terroristes, qui ont frappé le pays à deux reprises, en 2016 et en 2020. Tout aussi inquiétant est le recours à des gangs violents pour saper les manifestations de l’opposition. Connus sous le nom de « microbes », ces jeunes ont semé le chaos à Abidjan entre 2010 et 2011. Malgré les efforts déployés pour réintégrer les « microbes » dans la société, ils demeurent inquiétants en période électorale.
Alors que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a entamé des pourparlers avec divers acteurs afin de prévenir l’escalade de la violence, elle n’est pas parvenue à un accord de fond sur la voie à suivre. Au contraire, son communiqué commun avec l’Union africaine et les Nations Unies (ONU) a reconnu les désaccords entre le gouvernement et l’opposition quant au processus électoral. La CEDEAO a appelé au dialogue et à la retenue, invitant les parties à redoubler d’efforts afin que le scrutin se déroule de manière inclusive et pacifique.
À quelques jours de l’élection, rien n’indique non plus que l’opposition soit prête à faire des compromis. Les deux parties restent à couteaux tirés et l’ONU a suspendu toutes les missions non essentielles dans le pays, un signe de violences probables.
Le gouvernement tient absolument à ce que le scrutin ait lieu, même en l’absence de consensus entre les acteurs politiques. Ainsi, on peut s’attendre à deux résultats. Le premier est l’augmentation et la propagation de la violence dans tout le pays, ce qui pourrait mettre à mal les fragiles acquis des efforts de reconstruction.
Le second est que le vainqueur du scrutin devra assumer une présidence en mal de légitimité. Sa victoire pourrait être contestée, ce qui entraînerait une instabilité politique permanente pour la Côte d’Ivoire. Cela affecterait la stabilité dans une région encore aux prises avec des résultats électoraux controversés en Guinée qui viennent s’ajouter aux problèmes de sécurité existants. Même les mesures liées à la gestion de la pandémie de COVID-19 ont été reléguées au second plan.
La Côte d’Ivoire a de nouveau manqué une occasion d’organiser des élections rompant avec les expériences passées qui ont miné la paix et la démocratie. Le scrutin présidentiel de 2010 avait plongé la Côte d’Ivoire dans un conflit armé, et si l’élection de 2015 n’a pas déclenché de violence de la même ampleur, elle n’a pas réussi à créer les conditions d’une paix durable.
L’incapacité à faire le lien entre les préoccupations électorales actuelles et les défis rencontrés auparavant mène la Côte d’Ivoire dans une impasse démocratique. Des revers politiques et sécuritaires aux conséquences imprévisibles sont inévitables.
David Zounmenou, chercheur principal consultant, ISS Dakar
Cet article a été réalisé avec le soutien du Fonds du Royaume-Uni pour les conflits, la stabilité et la sécurité et de la Fondation Hanns Seidel.
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