Inondations en Libye : une tragédie liée au climat et à la gouvernance

La catastrophe de Derna souligne les conséquences dévastatrices des effets conjugués du climat, de la gouvernance et des menaces sécuritaires.

Les inondations de la semaine dernière qui ont dévasté Derna, dans le nord-est de la Libye, ont fait 11 300 morts, tandis qu’un nombre significatif de personnes sont encore portées disparues. Déclenché par la tempête Daniel, ce drame a provoqué une crise humanitaire et risque d’exacerber les défis économiques à long terme.

La tragédie de Derna est une illustration frappante de la convergence des effets de menaces multiples au sein du nexus climat-développement-sécurité, comme l’avait souligné le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine en 2021.

La tempête Daniel, après avoir causé d’importants dégâts en Grèce, s’est dirigée vers le sud-ouest en traversant la Méditerranée où les températures ont atteint des records cette année. La chaleur des eaux a alimenté la tempête, créant un médicane (un cyclone méditerranéen) avec un potentiel de transport d’humidité plus élevé. Après avoir frappé la côte nord-est de la Libye, les précipitations ont culminé le 10 septembre, avec un record de 414,1 mm contre une moyenne mensuelle habituelle inférieure à 2 mm.

Derna en Libye : site de l’inondation déclenchée par la tempête Daniel

Derna en Libye : site de l’inondation déclenchée par la tempête Daniel

Source : ISS
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Dans un pays dépourvu de rivières permanentes, les oueds (les vallées) ont rapidement dévié les flux d’eau descendant des montagnes Djebel Akhdar vers Derna. Des torrents d’eau ont rompu deux barrages mal entretenus et ont englouti la ville et ses environs.

Les causes de cette catastrophe ont plusieurs dimensions, le changement climatique étant la plus flagrante. Les phénomènes météorologiques extrêmes, d’une intensité et d’un impact accrus, sont devenus plus fréquents partout dans le monde. Cependant, il y a une énorme différence entre les pays développés et les pays en développement.

Dans ce cas précis, des données substantielles indiquaient une période prolongée de fortes précipitations dans la région méditerranéenne pendant au moins une semaine. La première leçon à tirer est donc qu’il est important de disposer d’un système d’alerte précoce solide, ce qui n’est pas le cas de la Lybie. Il aurait permis de prendre des mesures appropriées pour réduire les pertes humaines et matérielles. L’initiative déterminante du secrétaire général des Nations unies, « Alerte précoce pour tous » vise à garantir un système d’alerte précoce opérationnel à l’échelle mondiale d’ici à 2027.

La chaleur exceptionnelle des eaux de la Méditerranée a décuplé la puissance de la tempête Daniel

Le deuxième enseignement concerne la nécessité de disposer d’infrastructures bien entretenues, pour atténuer les effets du climat et éviter d’autres catastrophes. Les deux barrages de Derna ont été construits pour maitriser les inondations et fournir de l’eau pour l’irrigation. Toutefois, leur conception dépassée, datant des années 1970, et un défaut d’entretien ont conduit à leur effondrement, malgré des avertissements répétés. Ils ont rendu la région de Derna vulnérable à l’équivalent d’un tsunami terrestre.

La troisième leçon concerne la gouvernance. Après une dizaine d’années de guerre civile, la Libye fonctionne avec deux gouvernements concurrents : le gouvernement d’unité nationale, basé à Tripoli et soutenu par l’ONU, dont le Premier ministre est Abdelhamid Dabaiba, et le gouvernement rival de Benghazi, dirigé par Oussama Hamada et soutenu par Khalifa Haftar. Cette division mine la gouvernance en général, et rend difficile l’acheminement de l’aide internationale aux sinistrés des inondations.

Hamada était initialement réticent à accepter l’aide du gouvernement de Tripoli, ce qui a entraîné des retards. Son hésitation a limité les opérations de stabilisation des infrastructures essentielles pour atténuer l’impact de la catastrophe, ainsi que la mise en œuvre de mesures de gestion et d’opérations de sauvetage avant le début de la phase de récupération et de reconstruction.

La semaine dernière, des rapports de l’Organisation internationale pour les migrations ont estimé à 30 000 le nombre de personnes déplacées. Cette région, du fait de sa proximité avec l’Europe, constitue déjà un foyer d’intense migration. En avril de cette année, on recensait au moins 705 000 migrants de plus de 41 nationalités en Libye. Environ un tiers d’entre eux (235 132 personnes) se trouvaient dans l’est de la Libye, précisément dans la zone touchée par les inondations.

Un défaut d’entretien a entraîné l’effondrement des barrages, provoquant l’équivalent d’un tsunami terrestre

La majorité des migrants étaient originaires d’Afrique subsaharienne (49 %) et d’Afrique du Nord (43 %), une proportion moindre venant du Moyen-Orient et d’Asie. Plus d’un tiers (36 %) ont migré en raison de pertes de bétail ou de récoltes dans leur pays dues à des facteurs environnementaux, notamment les sécheresses et les inondations au Soudan et au Niger.

Il est difficile d’estimer le nombre de migrants clandestins touchés par l’inondation à Derna. Selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, environ 46 000 personnes déplacées se trouvaient dans l’est de la Libye avant la tempête, dont 2 800 à Derna et 3 100 à Ajdabiya, et 1 000 réfugiés et demandeurs d’asile étaient enregistrés. Il est fort probable que leur nombre réel ait été bien plus élevé.

Les migrants en situation irrégulière sont particulièrement vulnérables aux chocs climatiques, car ils ne disposent pas des moyens de subsistance, ni des biens ni du soutien communautaire nécessaires. Dans les villes touchées, les migrants seront probablement confrontés à une xénophobie accrue à mesure que les communautés libyennes se reconstruiront. De plus, il est peu probable que ces migrants puissent être identifiés et que leurs dépouilles soient rapatriées afin d’être inhumées.

Un appui des nations développées serait bénéfique pour amorcer le processus de reconstruction

Dans ce contexte, la poursuite de leur mobilité reste quasiment impossible. Cette catastrophe va pousser davantage de réfugiés et de migrants vers les pays voisins, alimentant les tensions et mettant à l’épreuve des relations déjà fragiles sur les questions migratoires.

Survenues peu de temps après le premier sommet de l’Union africaine sur le climat en Afrique, les inondations à Derna soulignent la nécessité de mieux comprendre le lien entre le climat, le développement et la sécurité. Cette catastrophe naturelle, intensifiée par l’impact du changement climatique, a été aggravée par le développement limité de la Libye et la crise sécuritaire. Ces problématiques interdépendantes entraîneront des répercussions durables pendant la phase de reconstruction.

Selon Al Jazeera, les relations entre les gouvernements rivaux de Tripoli et de Benghazi semblent évoluer vers une coopération afin que les catastrophes soient gérées avec plus d’efficacité. En aidant la Libye à faire face aux inondations, la communauté internationale pourrait œuvrer à la construction d’un pays plus uni et stable.

Un appui des pays développés fortement émetteurs de gaz à effet de serre permettrait de parcourir le long chemin vers la reconstruction. Cet exemple révèle la nécessité d’une assistance en cas de pertes et dommages liés au climat. Des contributions matérielles instaureraient une atmosphère favorable aux négociations sur la création d’un fonds pour les pertes et dommages lors de la Conférence des Nations unies sur le changement climatique de 2023 qui se tiendra à Dubaï cette année.

Dhesigen Naidoo, chercheur principal associé, et Aimée-Noël Mbiyozo, consultante chercheuse principale, migration, ISS Pretoria

Image : © KARIM SAHIB / AFP

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