Fin de la guerre en Ukraine et conséquences pour l’Afrique
Quatre scénarios mondiaux envisageant toutes les issues possibles montrent l’importance du rapprochement entre l’Occident et la Chine.
Publié le 18 avril 2023 dans
ISS Today
Par
Jakkie Cilliers
président du Conseil d’administration de l’ISS responsable de programme, Afriques futures et innovation
La guerre en Ukraine et l’intense compétition qu’elle crée entre les États-Unis et la Chine pèsent sur les relations internationales, affectant tout débat sur le sujet. Quelles sont les issues possibles à la guerre et quelles conséquences auraient ces scénarios sur l’Afrique ?
Les prévisions du programme Futurs africains et Innovation de l’Institut d’études de sécurité (ISS) pour les vingt prochaines années montrent qu’il est peu probable que la croissance économique de l’Afrique se traduise par une amélioration proportionnelle de son niveau de vie. Les perspectives sont pires encore lorsque l’on tient compte de l’impact du conflit en Ukraine.
L’Afrique ne représente que 3 % de l’économie mondiale, mais en raison de sa population nombreuse et pauvre (17 % du total mondial) elle est profondément touchée par la guerre, qui a déjà eu des répercussions sur les approvisionnements et les prix des denrées alimentaires et des engrais.
Plus les combats continueront, plus les ressources se détourneront de l’Afrique, notamment l’aide au développement, les investissements et l’aide humanitaire. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale revoient déjà régulièrement à la baisse leurs estimations de la croissance et de la réduction de la pauvreté, évoquant la possibilité de la perte d’une décennie de progrès.
Au lieu de se diriger vers un monde durable dans lequel l’Afrique pourrait s’épanouir, le ralentissement de la croissance mondiale viendra entraver la progression des revenus et la réduction de la pauvreté. L’Afrique doit connaître une croissance rapide pour parvenir à combler l’écart croissant entre ses revenus moyens et ceux du reste du monde.
Si les Africains continuent d’être instrumentalisés, dans ce monde divisé, le continent en pâtira
Entre 1963 et 2022, l’économie africaine a progressé à un rythme moyen de 3,5 % par an. En raison de la jeunesse et de la croissance rapide de la population, ces 3,5 % se sont traduits par une amélioration moyenne inférieure à 1 % du PIB par habitant. Sur la même période, les taux de croissance économique moyens dans le reste du monde étaient légèrement inférieurs, se situant à 3,3 %, mais, grâce à une croissance démographique plus faible, le taux de croissance du PIB par habitant a été plus de deux fois supérieur à celui de l’Afrique.
Selon les prévisions de la trajectoire actuelle de l’ISS, l’économie africaine devrait connaître une croissance saine de 4,5 % entre 2024 et 2043, contre une moyenne de 2,3 % pour le reste du monde. Mais en raison de la démographie galopante, ces 4,5 % se traduiront par une augmentation du PIB par habitant de seulement environ 1,5 % par an, celle du reste du monde étant légèrement inférieure. En effet, si la population du continent augmente de 2,2 % par an sur cette période, la croissance démographique devrait rester inférieure à 0,5 % dans le reste du monde. Il n’y a donc pas de rattrapage possible.
Et dès lors que l’on tient compte de l’impact de la guerre en Ukraine, alors les prévisions se font de plus en plus pessimistes.
La modélisation jusqu’à onze scénarios sectoriels pour chaque pays africain permet de faire une projection du potentiel de développement de l’Afrique dans quatre grands scénarios mondiaux. Dans un monde durable idéal, la poursuite des objectifs de développement durable permet à l’économie africaine de croître de 7,5 % d’ici à 2043. Il s’agit certes d’un objectif presque impossible à atteindre, aucun pays, pas même la Chine, n’ayant atteint les taux annuels requis pour y parvenir. Le conflit en Ukraine rend plus incertaine encore la réalisation de ce scénario d’un monde durable.
Personne ne sait comment les combats vont se terminer, mais les scénarios permettent d’explorer plusieurs alternatives. Ainsi, les trois autres scénarios mondiaux envisagent toutes les issues possibles à long terme.
Dans un monde en croissance, les pays se concentrent sur l’amélioration rapide des revenus et des retours sur investissements, au mépris de toute préoccupation environnementale. Le scénario d’un monde divisé, certainement le plus proche de la trajectoire actuelle, se caractérise par une fracture mondiale, teintée de populisme, de nationalisme et par un recul de la mondialisation. Dans un monde en guerre, la compétition entre l’Occident et la Chine domine l’économie, la politique et les relations mondiales, avec des conséquences violentes. L’Afrique est le continent qui souffre le plus de ce scénario, car toute perspective de développement rapide serait exclue.
Un scénario africain complète chacun de ces scénarios mondiaux, en fonction du degré d’intégration économique régionale et des relations de l’Afrique avec des pays et des régions tels que la Chine, l’Union européenne (UE) et les États-Unis.
Le graphique 1 présente quatre fins possibles du conflit en Ukraine, associées à chacun des quatre scénarios mondiaux évoqués ci-dessus. Dans le monde durable, le conflit se termine par un accord négocié avec notamment l’aide de la Chine. L’Ukraine retrouve ses frontières d’avant 2014 et adhère à l’UE, mais pas à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). C’est le meilleur scénario pour l’Afrique, celui qui perturberait le moins son potentiel de croissance et ses besoins de développement.
Graphique 1 : Scénarios de fin de guerre en Ukraine (cliquez sur le tableau pour l'image en taille réelle)
|
Dans le monde divisé, un président américain républicain met fin au soutien militaire à l’Ukraine. L’Europe tente de compenser ce retrait, mais l’effort de guerre de l’Ukraine est affaibli, ce qui entraîne un statu quo aux effets délétères. L’Allemagne prend l’initiative de forcer l’Ukraine à négocier. L’Ukraine cède la Crimée à la Russie, mais adhère à l’OTAN et à l’UE pour garantir sa sécurité.
Le monde en guerre se compose d’une série de conflits violents qui se chevauchent. Le conflit en Ukraine se transforme en un conflit entre l’OTAN et la Russie. Avec le soutien de la Chine, la Russie évite l’effondrement militaire et institutionnel. Alors que l’OTAN se concentre sur la Russie, la Chine occupe Taïwan. L’Inde finit par se confronter à une Chine sûre d’elle, alors que les deux géants asiatiques entrent en collision. Après avoir subi d’importantes pertes militaires en Europe et dans leurs efforts pour défendre Taïwan, les États-Unis se replient sur eux-mêmes et quittent l’OTAN. Leur stature de grande puissance en est gravement érodée.
Dans le monde en croissance, les combats s’achèvent grâce à la médiation conjointe de la Chine et de l’ONU. L’Ukraine perd la Crimée et doit accepter la neutralité, ne rejoignant ni l’UE ni l’OTAN. Le monde évolue à mesure que la croissance s’accélère dans les pays du Sud. La Russie devient un vassal économique de la Chine, de plus en plus préoccupée par la menace d’empiètement à l’Est. La communauté internationale se concentre sur la croissance économique jusqu’à ce que l’impact du changement climatique force l’humanité à affronter un ennemi plus redoutable encore.
Notre modélisation indique que, même dans le scénario d’un monde durable, l’Afrique compterait encore 127 millions de personnes vivant dans l’extrême pauvreté d’ici 2043. Le scénario du monde en guerre est bien plus sombre encore, avec près de 200 millions d’Africains confrontés à l’extrême pauvreté en 2043.
L’Afrique a parcouru un long chemin, mais elle aura du mal à réaliser pleinement son potentiel. Depuis les indépendances des années 1960, les pays africains ont moins profité que d’autres régions du monde de la mondialisation et du développement des échanges, des connaissances et des flux financiers. Finalement, c’est le boom des matières premières, et non les objectifs de croissance économique fixés par le Plan d’action de Lagos (1980) ou le Traité d’Abuja (1991), qui a modifié les perspectives de l’Afrique.
La pleine mise en œuvre de la ZLECAf peut débloquer une croissance plus rapide que dans tout autre scénario
Entre 1994 et 2008 (lorsque la crise financière a frappé), le continent a connu sa croissance la plus soutenue. Elle était en moyenne de 4,6 % par an et le revenu par habitant a augmenté de 35 %. Toutefois, en raison des fortes inégalités et de la croissance démographique rapide, la proportion d’Africains vivant dans l’extrême pauvreté n’a diminué que d’environ cinq points de pourcentage.
L’Afrique a besoin d’évoluer dans un monde stable. Elle a besoin d’un rapprochement entre l’Occident et la Chine, et elle doit prendre le contrôle de sa croissance. Le continent continuera de souffrir tant que l’instrumentalisation des Africains se poursuivra, dans ce monde divisé.
L’Afrique a besoin d’un allègement de la dette, du commerce et des investissements chinois, de relations plus étroites avec l’UE, de capitaux américains et d’une augmentation des échanges avec les autres pays du Sud. Elle a besoin d’une révolution agricole pour garantir sa sécurité alimentaire et d’accélérer l’intégration commerciale afin d’offrir un marché des capitaux nationaux et étrangers élargi et plus attrayant. La pleine mise en œuvre de l’accord de la zone de libre-échange continentale africaine peut débloquer une croissance plus rapide que tout autre scénario.
Pendant ce temps, « lorsque les éléphants se battent, les fourmis en pâtissent ».
Jakkie Cilliers, responsable du programme Futurs africains et Innovation, ISS Pretoria
Cet article a été publié pour la première fois dans Africa Tomorrow, le blog du programme Futurs africains et Innovation de l’ISS.
Image : © UN Photo/Eskinder Debebe
Les droits exclusifs de re-publication des articles ISS Today ont été accordés au Daily Maverick en Afrique du Sud et au Premium Times au Nigeria. Les médias basés en dehors de l'Afrique du Sud et du Nigeria qui souhaitent republier des articles et pour toute demande concernant notre politique de publication, veuillez nous envoyer un e-mail.
Partenaires de développement
l’ISS exprime sa reconnaissance aux membres suivants du Forum de Partenariat de l’ISS : la Fondation Hanns Seidel, Open Society Foundation, l’Union européenne et les gouvernements du Danemark, de l’Irlande, de la Norvège, des Pays-Bas et de la Suède.