Et si l’Afrique développait des stratégies à l’égard des grandes puissances ?
Parvenir à un accord pourrait se révéler difficile, mais permettrait finalement à l’Afrique de se projeter dans un avenir qui lui soit bénéfique.
Publié le 09 septembre 2022 dans
ISS Today
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Les relations entre l’Afrique et l’Occident ont toujours été tendues, en particulier en raison du colonialisme, de l’esclavage, de la guerre froide auxquels s’ajoutent, aujourd’hui, l’immigration et l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’Afrique (en tant que continent) a renchéri en adoptant une position ambivalente sur la guerre.
La semaine dernière, un séminaire de l’Institut d’études de sécurité (ISS) s’est penché sur ce qui met à l’épreuve les relations de l’Afrique avec l’Occident, malgré les engagements pris par l’Europe lors du dernier sommet Union africaine-Union européenne (UA-UE). En effet, elles sont éprouvées non seulement en raison des retombées de l’invasion russe, mais aussi des importants investissements et échanges commerciaux du continent avec la Chine, et de problèmes tels que la migration et le populisme.
Ce séminaire a examiné dans quelle mesure les relations entre l’Afrique et l’Occident pourraient influencer et être influencées par quatre scénarios de l’avenir du monde dessinés par Jakkie Cilliers, responsable de Futurs africains et Innovations à l’ISS. Les scénarios sont les suivants : un monde divisé, un monde en guerre, un monde de la croissance (dans lequel prévaut une croissance économique sans limite) et un monde durable, dans lequel la croissance se préoccupe de l’environnement, notamment de la lutte contre le réchauffement climatique.
Sur la trajectoire actuelle, le scénario d’un monde divisé semble le plus probable, c’est-à-dire un ordre mondial plus fragmenté sur fond de recul du système réglementé actuel. Ce scénario fait principalement référence à la guerre de la Russie contre l’Ukraine et aux tensions croissantes entre l’Occident, en particulier les États-Unis, d’une part, et la Chine, d’autre part. Par exemple, l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord (OTAN) a récemment considéré la Russie et la Chine comme des adversaires, et ce pour la première fois.
Les relations asymétriques entre l’Afrique et l’Occident constituent une pierre d’achoppement pour la réalisation du scénario d’un « monde durable »
Dans ce monde où la concurrence entre grandes puissances s’intensifie, l’influence des Nations unies continue de décliner et l’Afrique en souffre, notamment en raison d’une diminution des activités de maintien de la paix, selon Cilliers. Dans le pire des cas — surtout si la guerre en Ukraine se propage et se transforme en un conflit plus large entre la Russie et l’OTAN —, ce scénario deviendrait celui d’un monde en guerre, ce qui serait dévastateur pour tous.
Melanie Müller, associée principale pour l’Afrique et le Moyen-Orient à l’Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité, a déclaré que le concept d’« Occident » était tombé en désuétude jusqu’à ce que la Russie envahisse l’Ukraine et que la guerre ligue les pays occidentaux.
Selon Paul-Simon Handy, directeur régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Est et la Corne de l’Afrique à Addis-Abeba, il est néanmoins difficile d’évaluer les relations entre l’Afrique et l’Ouest, car les deux régions sont des blocs et non des entités souveraines agissant à l’unisson. Dans certains cas cependant, par exemple au Conseil de sécurité des Nations unies, leurs actions montrent une certaine capacité à influencer la politique internationale.
Selon Handy, l’Occident a dominé la politique internationale pendant des siècles, mais il est désormais confronté à la montée en puissance de « ce que l’on appelle ‟le reste du monde”, et en particulier l’Est ». Pendant ce temps, l’Afrique est toujours aux prises avec les difficultés de la construction de ses États, 60 ans après les indépendances de la plupart d’entre eux.
Alors que les grandes puissances ont des « stratégies africaines », l’Afrique n’a pas de stratégies américaines, européennes, russes ou chinoises
Handy a déclaré que, par le passé et aujourd’hui encore, les relations entre l’Afrique et l’Occident étaient asymétriques, ce qui constitue l’une des pierres d’achoppement pour la réalisation du scénario idéal de Cilliers — à savoir, celui d’un monde durable. La guerre en Ukraine a mis en évidence leurs différences et a rendu plus difficile encore la réalisation de ce scénario.
Handy a décrit ces différences comme relevant d’une opposition entre deux « narcissismes ». Le narcissisme occidental se caractérise par son insistance à voir ses valeurs partagées par le reste du monde, « et nous le voyons particulièrement dans la guerre en Ukraine ». Le narcissisme africain, quant à lui, est « basé sur le ressentiment du colonialisme combiné à une aspiration au monopole de la victimisation ». Pour les surmonter, il faudrait mettre en place des formes de coopération différentes et innovantes.
Les définitions de Handy sont instructives. Il est vrai que l’Occident souhaite que ses valeurs de démocratie et de droits de l’homme soient adoptées de manière universelle. Par exemple, la nouvelle stratégie américaine pour l’Afrique subsaharienne fait de la démocratisation de la région un objectif prioritaire. Il est également vrai que le ressentiment à l’égard du colonialisme est en grande partie à l’origine de la position de l’Afrique, en tout cas vis-à-vis de l’Europe.
Handy observe que l’Afrique aspire en outre, de façon plus ambiguë mais aussi plus intrigante, « au monopole de la victimisation ». Est-il utile d’examiner le comportement du continent à travers ce prisme ? Est-ce, par exemple, la raison pour laquelle l’Afrique est en décalage avec le reste du monde concernant la condamnation de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ? Est-ce cela qui empêche l’Afrique de percevoir pleinement l’Ukraine comme étant victime d’une agression flagrante ?
Une résolution de l’UA condamnant l’invasion russe montrerait que l’Afrique a des principes et qu’elle attend de ses partenaires d’en avoir aussi
On se souvient de la réponse du président ukrainien Volodymyr Zelensky, récemment interrogé à propos de la position « non alignée » de l’Afrique du Sud sur la guerre. Il a répondu en demandant comment réagirait l’Afrique du Sud si elle était attaquée et que le monde détournait simplement les yeux en restant « non-aligné ».
Lors du séminaire de l’ISS, Müller a déclaré que les Européens s’étonnaient de l’incapacité de l’Afrique à montrer son opposition à l’invasion de la Russie, contrastant ainsi avec son unité dans la lutte contre la COVID-19. Elle a reconnu que l’ambivalence de l’Afrique semblait jouer en sa faveur, car elle avait incité de nombreux pays à solliciter son soutien. Mais à plus long terme, elle a averti que la position du continent pourrait se retourner contre lui.
Partageant son avis, Handy a affirmé qu’il n’était pas inconcevable qu’un État africain fort puisse un jour envahir un voisin plus faible. Et il a fait remarquer qu’une telle action militaire violerait les principes et la Charte de l’Union africaine (UA). « La meilleure option pour les pays faibles est en fait celle d’un ordre international réglementé », a déclaré Handy, ajoutant que l’UA avait élaboré des cadres communs pour un bon comportement sur le plan international.
Le même avertissement ressort également de l’autre observation intéressante de Handy sur le caractère asymétrique des relations entre l’Afrique et le reste du monde. Il a déclaré que, bien que les grandes puissances disposent de « stratégies africaines », l’Afrique, quant à elle, ne dispose pas de stratégies américaines, européennes, russes ou chinoises. Il a fait remarquer qu’il serait extrêmement difficile pour les 55 États membres de l’UA, aux nombreuses divergences, de formuler de telles stratégies à l’égard des grandes puissances. Mais cela vaudrait la peine d’essayer.
Une résolution de l’UA condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, par exemple, ne représenterait pas en soi une telle stratégie. Mais elle pourrait constituer une étape importante dans cette direction, en démontrant que l’Afrique a également des principes et des valeurs à défendre, et qu’elle attend de ses partenaires d’en avoir aussi.
Pour avoir une chance d’atteindre le scénario optimal d’un monde durable, l’Afrique doit se montrer proactive et unie. Cela implique que les pays du continent entreprennent des actions communes contre le changement climatique et, comme l’a suggéré Müller, qu’ils exigent de bénéficier de l’exploitation de leurs ressources naturelles comme condition à tout investissement dans ce domaine.
Ce scénario est important car c’est le seul exercice de prospective où l’Afrique réalise ses ambitions inscrites dans l’Agenda 2063 pour un continent intégré, prospère et pacifique.
Peter Fabricius, consultant, ISS Pretoria
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