Barrow fait passer le pouvoir politique avant la justice en Gambie
Avec sa nouvelle alliance, le président parviendra difficilement à respecter ses promesses électorales de justice pour les violations commises sous l’ère Jammeh.
Dans une choquante volte-face politique, le président gambien Adama Barrow a uni ses forces à celles de l’ancien parti au pouvoir en vue des élections de décembre 2021. Le nouvel allié surprenant de M. Barrow, l’Alliance patriotique pour la réorientation et la construction (APRC), était dirigé par l’ancien président Yahya Jammeh jusqu’à son exil en 2017. À l’époque, Jammeh refusait de reconnaître la victoire de M. Barrow aux élections présidentielles de 2016, celles-ci ayant mis fin au règne de Jammeh, qui avait passé 22 années à la tête de l’État.
Cette alliance a provoqué la colère de rescapés d’atteintes aux droits humains commises lorsque Jammeh était au pouvoir. En 2017, M. Barrow a mis en place la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) afin d’enquêter sur ces atrocités, de promouvoir la réconciliation nationale et de conseiller le gouvernement sur les poursuites, l’amnistie ou les réparations pour les accusés.
Loin de s’en tenir au processus qu’il a lui-même lancé, M. Barrow entreprend cette nouvelle manœuvre politique quelques semaines seulement avant la troisième tentative de la TRRC de lui soumettre son rapport final. D’aucuns espéraient que la compilation par la Commission de 16 volumes d’affaires remontant à 1994 constituerait la première étape de la fin de l’impunité, en engageant des poursuites contre les auteurs des crimes commis sous le gouvernement précédent.
M. Barrow peut-il jongler avec cette nouvelle alliance tout en tenant sa promesse électorale de justice pour les violations commises sous l’ère Jammeh ? Son numéro d’équilibriste politique intervient après une brouille avec les alliés qui l’avaient aidé à remporter sa victoire historique sur Jammeh en 2016. Le Parti démocratique unifié (UDP) avait soutenu la campagne de M. Barrow dans le cadre de la Coalition 2016, avec six autres partis. M. Barrow avait promis des réformes radicales, notamment que justice soit faite pour les victimes de son prédécesseur.
Le numéro d’équilibriste politique de Barrow intervient après une brouille avec les alliés qui l’ont aidé à vaincre Jammeh
Des clivages sont rapidement apparus au sein de la coalition, dès lors qu’il est devenu évident que M. Barrow ne tiendrait pas sa promesse électorale de ne rester au pouvoir que pour un mandat « transitoire » de trois ans. L’alliance était sur le point de s’effondrer, en 2019, lorsque M. Barrow a limogé du gouvernement des membres éminents de la coalition, dont M. Ousainou Darboe, leader de l’UDP et vice-président. En janvier 2020, Barrow a créé son propre parti, le Parti national du peuple (NPP), rompant ses liens avec l’UDP.
Depuis lors, le président est confronté à une résistance croissante prenant la forme d’une contestation populaire. Le groupe de pression Three Years Jotna a été fondé en 2019 pour protester contre la décision du président Barrow de rester cinq ans au pouvoir, au lieu de trois. En guise de réponse, le gouvernement a interdit le mouvement, le qualifiant de « subversif, violent et illégal ».
La présence continue de forces régionales dans le pays provoque aussi du mécontentement au sein de la population gambienne. Des contingents de la Mission de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest en Gambie et au Sénégal ont été déployés en décembre 2016 pour faire pression sur Jammeh afin qu’il concède sa défaite électorale. Malgré les efforts de M. Barrow pour réformer le secteur de la sécurité du pays, ses relations tendues avec les chefs de la sécurité l’ont contraint à avoir recours à cette force régionale pour constituer sa garde présidentielle.
Après avoir coupé les ponts avec l’UDP, M. Barrow est devenu un dirigeant de plus en plus isolé, luttant pour obtenir une base de soutien suffisante pour le NPP. Puis, en septembre 2020, des parlementaires de l’APRC se sont alliés au camp de M. Barrow pour contrer l’adoption du projet de constitution, qui prévoyait une limite de deux mandats présidentiels. C’est ce qui a incité M. Barrow à tout miser sur une alliance formellement établie avec l’APRC.
Barrow est devenu un dirigeant isolé, luttant pour obtenir une base de soutien solide pour le NPP
Si les détails de l’alliance NPP-APRC restent vagues, des questions se posent d’ores et déjà quant à son impact sur les efforts de justice transitionnelle du pays. Il s’agit notamment de savoir si Jammeh mettra fin à son exil en revenant en Gambie. Il avait fui en Guinée équatoriale en 2017 sous la pression régionale et internationale visant à le faire concéder sa défaite électorale.
Lors d’audiences publiques de la TRRC, plusieurs témoins ont directement impliqué Jammeh dans des atrocités. D’anciens membres du tristement célèbre escadron de la mort de Jammeh, connus sous le nom de « Junglers », ont déclaré que Jammeh avait commandité les meurtres de Deyda Hydara, rédacteur en chef d’un journal, en 2004, et de deux hommes d’affaires gambiens-américains en 2013. Trois membres des Junglers ont déclaré que Jammeh avait donné l’ordre de massacrer une cinquantaine de migrants, principalement originaires du Ghana, en 2005 et avait ensuite tenté d’étouffer l’affaire. La TRRC a également entendu le témoignage de la reine de beauté Fatou Jallow, qui a déclaré que Jammeh avait abusé d’elle sexuellement.
Pourtant, Jammeh semble être résolu à rentrer chez lui, où il bénéficie d’un soutien politique fidèle. Au départ, la position officielle du gouvernement était hostile aux projets de Jammeh, menaçant de l’arrêter s’il entrait dans le pays. Cependant, des spéculations autour de négociations secrètes entre le gouvernement et l’ancien président persistent depuis 2019.
Il est possible que les responsables de l’APRC aient accordé du crédit à ces spéculations en confirmant que leur accord avec le NPP comprenait une clause permettant le retour de Jammeh. Les contradictions dans la réponse du gouvernement sont un signe inquiétant que, pour M. Barrow, l’opportunisme politique l’emporte sur les réformes.
Depuis l’alliance, les membres de l’APRC appellent à des réparations et à la réconciliation, et non plus à des poursuites
On ignore également si Jammeh sera poursuivi en justice dans le cas d’un éventuel retour au pays. Si l’ancien dirigeant est protégé contre toute poursuite ou s’il bénéficie d’une amnistie, cela suscitera des inquiétudes quant au fait que d’autres responsables de l’APRC pourraient bénéficier d’une protection similaire.
En début 2021, la Cour suprême de Gambie a refusé à l’unanimité d’accorder l’immunité à M. Yankuba Touray, allié de Jammeh, ce qui l’aurait protégé contre les poursuites pour des crimes commis sous le précédent gouvernement. M. Touray a été jugé et condamné à mort pour le meurtre de l’ancien ministre des Finances Ousman Koro Ceesay. Cette décision a fait naître l’espoir que d’autres affaires judiciaires suivront après la remise du rapport final de la TRRC au président.
Bien que l’on ne connaisse pas encore les recommandations préconisées par la TRRC, la nouvelle alliance politique risque de doucher les espoirs de nouvelles poursuites. Les rescapés des atteintes de l’ancien régime ne verront peut-être jamais les auteurs de ces crimes dans le box des accusés. En effet, depuis l’annonce de l’alliance, les principaux membres de l’APRC ont demandé à la TRRC de se concentrer sur les réparations et la réconciliation, et non plus sur les poursuites pénales.
C’est un signe inquiétant. Les retournements de veste de M. Barrow sur la durée de son mandat présidentiel et, semble-t-il, sur le retour de Jammeh n’inspirent pas confiance dans le fait qu’il fera pression pour que des poursuites soient engagées aux dépens de ses nouveaux alliés.
Chido Mutangadura, consultante, Opérations de paix et consolidation de la paix, ISS Pretoria
Cet article d’ISS Today est publié dans le cadre du programme Training for Peace (TfP), financé par le gouvernement norvégien.
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