Les leaders africains sauront-ils faire passer le libre-échange avant le nationalisme ?
Les enseignements tirés à l'échelle mondiale montrent que pour que la ZLECAf fonctionne, les dirigeants du continent doivent réfléchir au-delà des cycles électoraux à court terme.
Publié le 12 novembre 2019 dans
ISS Today
Par
La signature de l’Accord sur la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) ne pouvait pas mieux tomber pour le continent. À l’échelle mondiale, la sortie hésitante du Royaume-Uni de l’Union européenne s’accompagne d’une hostilité croissante tandis que les décideurs américains et chinois s’efforcent de trouver un terrain d’entente et des intérêts communs.
Il ne faut pas sous-estimer l’effort collectif qui a été nécessaire pour amener 54 des 55 pays africains à signer l’accord sur la ZLECAf, en particulier sur un continent divisé par des programmes politiques disparates, une vision à court terme et des impasses diplomatiques sporadiques.
Bien que l’accord soit salué comme étant une solution africaine aux problèmes africains, il convient de se remémorer les écueils qu’ont connus ceux qui ont parcouru le même chemin, afin d’éviter de commettre les mêmes erreurs. C’est d’autant plus important que les accords commerciaux dans le monde entier montrent des signes de faiblesse.
L’Afrique ne peut se permettre ni d’attendre ni de suivre la voie classique menant à l’intégration régionale
En Europe, les relations commerciales se sont forgées au cours des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale dans le but de contrer les facteurs à l’origine de la guerre et de collaborer pour parvenir à une croissance économique et à une prospérité durables. Le processus menant à la conclusion d’un accord s’est révélé particulièrement ardu. L’Afrique cherche à parvenir au même résultat, en moins d’un dixième du temps et à une bien plus grande échelle qu’en Europe.
Mais étant donné la nature et l’ampleur des défis auxquels le continent est confronté, il ne peut se permettre ni d’attendre, ni de suivre la voie traditionnelle menant à l’intégration régionale. La ZLECAf est entrée en vigueur en mai dernier, devenue opérationnelle en juin et le libre-échange devrait débuter dès le mois de juillet 2020 – un calendrier serré et des enjeux considérables.
Les décideurs politiques africains doivent résoudre trois dilemmes clés s’ils veulent voir cette initiative fonctionner. Le premier consiste à harmoniser les économies hétérogènes des pays africains dans le cadre d’un accord unique. Il existe d’énormes écarts de développement des infrastructures et de l’industrialisation entre les membres de l’Union africaine (UA). Les pays moins développés et moins orientés vers l’exportation risquent de succomber à la tentation d’importer des marchandises moins chères, qui ne seront pas suffisamment compensées par les volumes d’exportation. À terme, cette situation pourrait entraîner une crise de la balance des paiements, des divergences de croissance économique, une hausse des inégalités, voire des troubles sociaux.
Les pays africains plus développés doivent montrer l’exemple en évitant les déséquilibres commerciaux qui pourraient déstabiliser les économies et creuser le fossé entre les grandes puissances économiques du continent et les plus petits États. Il est nécessaire d’adopter une démarche institutionnelle efficace et inclusive afin qu’aucune économie ne soit laissée pour compte.
L’Afrique doit composer avec des complications que l’UE n’a pas connues dans son travail d’intégration
Deuxième défi, pour faire avancer la ZLECAf, les dirigeants politiques doivent faire d’énormes compromis. Ils doivent réfléchir au-delà des cycles électoraux à court terme et céder une part de souveraineté en matière d’élaboration des politiques. Il ne sera pas facile d’aligner les objectifs du continent sur les programmes nationaux, d’autant plus au moment où le populisme et le nationalisme font recette partout dans le monde et où sont préconisées des approches protectionnistes.
Le Nigeria est depuis longtemps ouvertement réticent à l’implantation de multinationales étrangères qui opèrent dans les secteurs des télécommunications, de l’exploitation minière et du commerce de détail. Le pays a d’ailleurs récemment interdit l’importation d’une multitude de produits alimentaires, de biens de consommation et de produits industriels dans l’objectif de protéger l’industrie nationale. De même, le président tanzanien John Magufuli a déclaré la guerre aux mineurs étrangers et réprimé la liberté de la presse afin d’étouffer toute dissidence.
Les sceptiques citent également les violences xénophobes qu’ont subies des ressortissants de divers pays africains en Afrique du Sud, ou encore la récente fermeture de la frontière entre le Nigeria et le Bénin, en raison de la contrebande de riz et de tomates, comme autant d’exemples de ce à quoi les dirigeants du continent font face. La recrudescence de ces incidents vient opportunément faire contrepoids à l’optimisme suscité par la ZLECAf et souligne combien il sera difficile de réaliser sa vision.
Le troisième dilemme concerne l’accord lui-même : pour qu’il réussisse, les hommes politiques d’Afrique doivent accepter que les avantages pour leur pays l’emportent de loin sur le blocage du processus en raison de quelques menues causes de mécontentement. Il faut adresser ce discours tout particulièrement au secteur privé et à l’électorat.
Les questions de souveraineté et de cession des pouvoirs de décision en matière commerciale à une entité centrale seront difficiles à résoudre
Il faut combler le fossé qui sépare le citoyen lambda, le monde des affaires et les politiciens. Pour les gouvernements, le meilleur moyen d’y parvenir est de dénoncer toute forme de populisme, de nationalisme et de protectionnisme. En laissant impunies les violences xénophobes, en fermant les frontières et en harcelant les entreprises étrangères, on ne fait qu’envoyer un message négatif et perpétuer la méfiance à l’égard des intentions étrangères.
L’Afrique doit également composer avec des complications supplémentaires auxquelles l’UE n’a pas été confrontée dans son travail d’intégration. Il est plus difficile aujourd’hui de parvenir à un consensus social autour de questions politiques clés, alors que le populisme et les réseaux sociaux ne permettent plus le luxe de passer du temps à élaborer des politiques. On attend des dirigeants africains qu’ils mettent en œuvre la ZLECAf dans un contexte où le populisme est plus en vogue que la technocratie et où les émotions comptent davantage que les faits probants. Les solutions douloureuses mais efficaces à long terme suscitent moins d'intérêt de la part d’un électorat impatient.
Les exemples ci-dessus mettent en évidence la menace que le nationalisme fait peser sur les ambitions continentales plus larges. Sous des couverts de protection des industries et de la main-d’œuvre nationales, l’inflation involontaire qu’il génère finit plutôt par affecter les gens ordinaires. De plus, les querelles de ce type dégénèrent souvent en représailles entre pays – un jeu à somme nulle qui pourrait toucher l’ensemble du continent.
Il ne s’agit pas uniquement d’un problème africain. L’Europe et les États-Unis ont montré comment les politiciens populistes d’opposition exploitent le sentiment croissant d’insatisfaction et ont recours à des tactiques alarmistes à des fins politiques. La plupart des promesses nationalistes faites à l’électorat étaient vides et ne pouvaient être tenues qu’à grands frais, à la fois en termes commerciaux et économiques. Au lieu de voir leur souveraineté renforcée, ces pays se retrouvent de plus en plus isolés.
La problématique de la souveraineté et de la cession des pouvoirs de décision commerciale à un organe centralisé sera particulièrement difficile en Afrique, où le cycle électoral et le désordre politique et présidentiel sont incessants. Malgré des similitudes avec les États-Unis et l’Europe, la situation en Afrique est également unique, et il n’est pas réaliste d’envisager le bon déroulement de la transition vers le libre-échange.
La volonté politique et la capacité à faire des compromis détermineront le succès de cet accord de libre-échange. Le fait d’être parvenu au stade de la ratification de la ZLECAf montre qu’un tel changement positif est possible. Les pays ont d’ores et déjà fait des concessions en signant cet accord, et il faudra en faire plus encore pour son application.
Les accords de libre-échange sont des traités complexes et fragiles, et leur impact est proportionnel à la volonté des signataires d’en respecter les règles. Pour passer de la théorie à la pratique, l’Afrique doit rejeter le nationalisme et adopter pleinement une vision panafricaine qui pourrait catapulter le continent non seulement vers une croissance plus élevée et une 1 dans le monde, mais aussi élever considérablement son leadership et sa position au niveau mondial.
Ronak Gopaldas, consultant auprès de l’ISS, Directeur chez Signal Risk et chargé de recherche GIBS
En Afrique du Sud, le quotidien Daily Maverick jouit des droits exclusifs de publication des articles ISS Today. Pour les médias hors d’Afrique du Sud et pour toute demande concernant notre politique de publication, veuillez nous envoyer un e-mail.
Crédit photo : WikiMedia