Les économies bleues intérieures de l’Afrique sont au bord du gouffre

Les pays sans littoral sont responsables de la sécurité et du développement maritimes le long des nombreux fleuves et lacs d’Afrique.

Selon l’Union africaine (UA), la sécurité maritime ne se limite pas aux seules activités en mer : les voies navigables et les eaux intérieures font également partie du domaine maritime. Les Grands Lacs d’Afrique, dont certains comptent parmi les plus grandes masses d’eau du monde, sont les poumons des communautés environnantes, qui comptent des dizaines de millions de personnes.

C’est pourquoi la sécurité maritime et les économies bleues requièrent l’attention non seulement des États côtiers d’Afrique, mais aussi des pays de l’intérieur. Les lacs et les rivières du continent sont de plus en plus menacés par la pêche illicite, la déprédation des ressources marines, l’immigration illégale et les conflits territoriaux résultant de l’imprécision des frontières.

La plupart des grands lacs, en particulier les lacs Victoria, Tanganyika et Malawi, sont transfrontaliers et bordent au moins trois pays. Dans certains cas, ces démarcations sont contestées. Si ces conflits ne sont pas résolus à l’amiable, ces eaux risquent d’être remises en question, plaçant ainsi les communautés environnantes dans une situation d’insécurité.

Par exemple, au lac Édouard, l’arrestation de pêcheurs congolais accusés de pêcher dans les eaux ougandaises a entraîné de violents affrontements entre patrouilles ougandaises et congolaises en 2019. Au moins 13 personnes y ont trouvé la mort.

La plupart des grands lacs sont traversés par les frontières d’au moins trois pays, dont certaines sont contestées

À l’instar du lac Édouard, de nombreux lacs n’ont pas de frontière claire – un héritage des politiques et traités coloniaux. Pour des raisons similaires, des affrontements ponctuels ont eu lieu entre la Zambie et la République démocratique du Congo (RDC) sur le lac Mweru au sujet des droits de pêche. Les pêcheurs de chacun de ces deux pays sont fréquemment arrêtés par les ressortissants de l’autre.

Les conflits frontaliers sont monnaie courante sur le lac Victoria, qui est principalement partagé entre la Tanzanie et l’Ouganda. Le Kenya en possède une partie, petite mais importante, puisque l’île Migingo, d’une superficie de 2 000 m², se situe à cheval sur la frontière contestée qui sépare le Kenya et l’Ouganda, ce qui entraîne des tensions sur la question de son appartenance.

L’industrie de la pêche sur le lac Victoria emploie environ 800 000 personnes et voit 70 000 embarcations de fabrication locale opérer dans ses eaux. À lui seul, le secteur de la pêche artisanale rapporte environ 300 millions de dollars US par an aux trois pays riverains. La pêche illégale, non déclarée et non réglementée qui est pratiquée par des réseaux du crime organisé met en danger les moyens de subsistance des communautés qui occupent les abords du lac.

Le changement climatique est une menace supplémentaire et a un impact important sur les eaux africaines. Environ 38,5 millions de personnes vivant dans le bassin du lac Victoria migreront en raison du climat d’ici 2050. Les inondations et les pertes de récoltes autour du lac Tanganyika, qui résultent de l’augmentation des pluies et de l’érosion de la couche arable, pourraient déclencher une crise humanitaire au Burundi. Les mêmes problèmes se posent pour le lac Turkana, affectant ainsi les communautés du Kenya et de l’Éthiopie qui bordent le plus grand lac en zone désertique du monde.

Il y a de nombreux accidents de navigation sur les lacs et fleuves d’Afrique, souvent aggravés par des navires surchargés et en mauvais état

La sécurité de la vie sur les lacs est également une priorité – tout comme la sécurité de la vie en mer fait l’objet de plusieurs conventions internationales. Les accidents de bateau sont fréquents sur les lacs et les rivières d’Afrique, avec des conséquences d’autant plus graves que les navires sont inadaptés et surchargés, et que les moyens de sauvetage et de secours font défaut.

À la suite d’un accident survenu en janvier 2022 sur le fleuve Congo, en RDC, 50 personnes ont péri. Le fleuve Congo est l’une des plus importantes voies navigables d’Afrique, avec 14 500 km d’eau navigable rien qu’en RDC. Comme beaucoup des plus grands fleuves du continent, il constitue la frontière entre plusieurs pays et génère diverses activités, notamment l’agriculture, l’élevage, la pêche et la production de denrées alimentaires, la production d’énergie hydroélectrique et le transport.

Outre les frontières problématiques héritées de l’époque coloniale, la découverte de ressources énergétiques dans des lacs partagés par plusieurs pays, comme les lacs Tchad et Malawi, pourrait être source de différends si ces pays décident d’agir chacun de leur côté. D’importants gisements de pétrole et de gaz ont également été découverts dans le lac Édouard. Cela complique une situation déjà tendue et accroît la pression sur tous les pays pour qu’ils concluent des accords de partage des ressources et de gestion des frontières.

Diverses organisations aspirent à améliorer la gouvernance dans ces contextes transfrontaliers, notamment la Commission Climat du bassin du Congo, l’Initiative du bassin du Nil, la Zambezi River Authority et la Commission du bassin du lac Tchad.

Les 38 millions de personnes qui vivent dans le bassin du lac Victoria migreront en raison du climat d’ici 2050

Les États et les organisations ont plusieurs possibilités. Par exemple, la Tanzanie a mis en place des tribunaux mobiles afin d’endiguer la pêche illégale dans ses mers, lacs et barrages. Toutefois, pour être efficace, la même réglementation doit être appliquée par tous les États frontaliers, car si l’un d’entre eux ne fait pas suffisamment d’efforts, cela pourrait compromettre les progrès des autres. L’Institut d’études de sécurité appelle de ses vœux une coordination de ce type pour répondre au problème de la pêche illégale pratiquée en Afrique de l’Ouest et dans le lac Kivu.

Il existe des cadres juridiques qui obligent les pays africains à améliorer les normes de sécurité et de sûreté maritimes. Mais la plupart d’entre eux ne sont pas encore entrés en vigueur en raison d’un nombre insuffisant de ratifications. Les États africains devraient peser de tout leur poids en faveur d’instruments tels que la Charte africaine révisée des transports maritimes de 2010 et la Charte de Lomé de 2016.

L’article 4 de la Charte africaine révisée des transports maritimes renforce la coopération entre les États parties afin d’assurer la sécurité du transport maritime le long des voies navigables intérieures. L’article 7 définit le rôle de l’Association des administrations maritimes africaines, qui renforce les capacités des structures maritimes nationales. L’article 3 de la Charte de Lomé engage les signataires à améliorer la gouvernance de la pêche, à promouvoir une navigation sûre et à lutter contre la criminalité liée à la pêche.

Des initiatives telles que la Commission Climat du bassin du Congo, qui s’intéresse au changement climatique et aux économies bleues dans plusieurs pays d’Afrique centrale, contribueront à intégrer les efforts réalisés au niveau régional, visant à atténuer les effets du changement climatique sur les voies navigables d’Afrique. Cette Commission a besoin de l’engagement des gouvernements, de la société civile et du secteur privé pour mener à bien son mandat.

Les mécanismes multilatéraux africains, notamment le Programme frontière de l’UA, doivent être dotés des moyens nécessaires pour aider les États à résoudre les différends actuels et à venir concernant les frontières maritimes. Les politiques et réglementations relatives à la pêche illégale doivent être mises en œuvre non seulement au niveau des mers d’Afrique, mais aussi au niveau de ses voies navigables intérieures.

Faute de quoi, les économies bleues le long des fleuves et des lacs du continent ne seront pas durables et ne profiteront pas aux Africains, contrairement à ce que prévoit l’Aspiration 1 de l’Agenda 2063 de l’UA.

David Willima, chargé de recherche, Maritime, ISS Pretoria

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