Le sauveur des Tutsis est désormais incarcéré à Kigali

L’allégation du transfert arbitraire de Paul Rusesabagina révèle le « complexe du Mossad » de Kagame dans toute sa splendeur.

Paul Rusesabagina a déjà inspiré un film hollywoodien, Hôtel Rwanda, qui mettait en scène ses exploits de héros ayant sauvé de nombreux Tutsis du génocide de 1994 lorsqu’il dirigeait l’établissement qui dans la réalité s’appelle Hôtel des Mille Collines, à Kigali. Il pourrait maintenant en inspirer un autre.

Cette fois, il s’agirait d’un thriller politique expliquant comment cette célébrité internationale habitant les États-Unis s’est retrouvée menottée à Kigali la semaine dernière et accusée, notamment, de terrorisme, de meurtre et, ironiquement, d’enlèvement.

Comment et pourquoi Rusesabagina s’est rendu à Kigali demeure un mystère. Mais peut-être que la véritable histoire est celle qui l’a conduit là et ce que cela nous apprend sur un autre Paul, le président rwandais Paul Kagame.

Le 26 août, Rusesabagina s’est envolé des États-Unis à destination de Dubaï, dans l’intention de revenir le 2 septembre. Arrivé à Dubaï le 27 août, il a contacté sa famille vers 23 heures. Il a ensuite disparu, avant d’être exhibé devant les médias rwandais en tant que prisonnier au poste de police de Remera à Kigali le 31 août.

Même selon les critères de Kagame, la transfert apparemment arbitraire de Rusesabagina est impudent

L’Office Rwandais d'Investigation (RIB) a annoncé qu’il avait été placé en détention grâce à la « coopération internationale » et qu’il « faisait l’objet d’un mandat d’arrêt international ». Le RIB a ajouté que Rusesabagina faisait l’objet de graves accusations, notamment de « terrorisme, d’incendie criminel, d’enlèvement et de meurtre, perpétrés contre des civils rwandais innocents et non armés sur le territoire rwandais... » en juin et décembre 2018.

Les avocats de Rusesabagina pensent que ce dernier s’est rendu à Kigali à bord d’un jet appartenant à une compagnie charter souvent utilisée par le Gouvernement rwandais. La grande question est de savoir comment il est monté à bord de cet avion. À la télévision nationale, Kagame a nié que Rusesabagina aurait été enlevé. Cependant, les autorités émiraties nient également avoir collaboré à le transférer vers Kigali. Cela contredit l’explication du RIB selon laquelle il aurait été arrêté grâce à la « coopération internationale » comme « étant sous le coup d’un mandat d’arrêt international ».

Kagame a laissé entendre que Rusesabagina était arrivé à Kigali suite à une ruse, ce qui ne change rien à l’illégalité de ce transfert. Dans un rapport adressé à Nils Melzer, Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, les avocats internationaux de Rusesabagina ont indiqué que, d’après un représentant des Émirats arabes unis (ÉAU), le nom de Rusesabagina n’apparaissait sur « aucune liste de personnes recherchées ».

Ils ont également déclaré que les ÉAU et le Rwanda n’avaient pas signé de traité d’extradition. « Il ressort donc clairement que M. Rusesabagina a été envoyé de Dubaï au Rwanda en dehors de toute procédure légale et sans disposer d’aucune protection juridique... En bref, il a fait l’objet d’un transfert arbitraire. »

La politique classique n’a plus cours dès lors qu’une personne comme Diane Rwigara ne peut se présenter à la présidentielle sans être arrêtée

Rusesabagina est hutu, il est marié à une Tutsi. Comme le montre le film Hôtel Rwanda, il a usé de charme, de corruption et de ses relations politiques pour protéger les Tutsis et les Hutus modérés qui avaient trouvé refuge dans son hôtel pendant le génocide. Il affirme avoir sauvé 1 268 vies.

Il s’est exilé très tôt, en 1996, et s’est retrouvé aux États-Unis où il est devenu célèbre, recevant des récompenses telles que la médaille présidentielle américaine de la Liberté en 2005. Déçu par l’autoritarisme et les violations des droits humains de Kagame, il a formé un parti politique, le Mouvement rwandais pour le Changement démocratique, et a travaillé à apporter le changement dans son pays d’origine.

Il semble alors avoir franchi une étape déterminante. Une séquence vidéo datant de 2018 le montre appelant les Rwandais à soutenir le Front national de libération (FNL), le groupe armé rebelle que le Gouvernement rwandais a accusé des mêmes attaques meurtrières pour lesquelles il souhaite inculper Rusesabagina.

Même selon les propres critères de Kagame, le transfert arbitraire de Rusesabagina, si c’est bien ce qui s’est passé, est impudent. Il était le dernier des nombreux ennemis politiques en exil que Kagame a déployé tant d’efforts pour paralyser, au mépris total du droit international ou national, des relations diplomatiques ou de l’opinion de la communauté internationale.

En 2014, Human Rights Watch a recensé 14 opposants rwandais à Kagame qui avaient été tués ou victimes de tentative de meurtre, menacés de mort ou enlevés à l’étranger. Ces attaques ont débuté en octobre 1996, avec l’assassinat à Nairobi de Théoneste Lizinde, ancien agent de renseignement sous le président Juvénal Habyarimana. Lizinde avait rejoint le parti de Kagame, le Front Patriotique Rwandais, mais s’était ensuite disputé avec le président avant de fuir le Rwanda.

La suppression de l’opposition pacifique oblige les opposants politiques de Kagame à chercher des alternatives

La politique de non-droit de Kagame s’étend jusqu’en Afrique du Sud. L’ancien chef des services de renseignement rwandais, Patrick Karegeya, qui avait aidé à fonder un parti d’opposition, le Congrès national rwandais (RNC), pour s’opposer à Kagame, a été assassiné à Sandton en 2013. Kayumba Nyamwasa, ami de Karegeya et co-fondateur du RNC, a quant à lui échappé à quatre tentatives d’assassinat depuis sa fuite en Afrique du Sud en 2010. Rares sont ceux qui doutent que Kagame est derrière ces coups.

Ces agressions ont gravement endommagé les relations avec l’Afrique du Sud, et celles-ci ne sont toujours pas au beau fixe. Pretoria a demandé l’extradition de deux Rwandais soupçonnés d’avoir assassiné Karegeya, sans réponse de Kigali à ce jour.

L’auteure britannique Michela Wrong, qui écrit actuellement un livre sur le Rwanda, se demande si Kagame ne s’est pas surpassé cette fois-ci. « La plupart des analystes semblent d’accord sur le fait que Rusesabagina ne représentait pas une menace existentielle assez importante pour l’État rwandais pour justifier le risque pris par Kagame en termes de réputation », a-t-elle déclaré à ISS Today. Wrong a ajouté que Rusesabagina est une personnalité très appréciée, surtout aux États-Unis, un allié important du Rwanda.

Elle estime que son arrestation pourrait amener les alliés du Rwanda à remettre en question leurs présomptions et à examiner les preuves de violations des droits humains et d’absence de liberté d’expression dans le pays, qui s’accumulent. Après trop d’années au pouvoir, Kagame pourrait souffrir d’un « complexe du Mossad », d’après Wrong. Il s’agit de la croyance selon laquelle « je peux parcourir le monde pour kidnapper à peu près n’importe qui, simplement parce que cette personne me tape sur les nerfs ».

Mais quelle est la réelle portée politique et morale de cette affaire ? Il est évident que Kagame a dépassé les limites du droit international. D’autre part, Rusesabagina semble également avoir franchi une limite en soutenant une insurrection armée.

Pourtant, la suppression de l’opposition pacifique oblige clairement les opposants politiques de Kagame à chercher des alternatives. Notamment le RNC, qui selon les Nations Unies aurait une branche armée dans l’est de la République démocratique du Congo, et maintenant Rusesabagina.

Il est évident que la politique classique n’a plus cours dès lors qu’une personne comme Diane Rwigara, femme d’affaires et militante pour les droits des femmes, ne peut se présenter à l’élection présidentielle sans être arrêtée et emprisonnée pour insurrection. Pour le régime de Kagame, le fait de porter des accusations aussi farfelues à l’encontre d’opposants politiques légitimes pourrait facilement devenir une prophétie autoréalisatrice, comme cela semble être le cas avec Rusesabagina.

Il est évidemment difficile de tolérer une insurrection armée, surtout si, comme dans le cas présent, des civils innocents ont été tués. Mais, lorsqu’il s’agit de coups d’État, l’Afrique et le reste du monde se doivent de trouver un moyen d’empêcher ce type de comportement grossièrement antidémocratique qui rend le recours à la violence quasi inévitable.

Peter Fabricius, consultant ISS

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Crédit photo : REUTERS / Alamy Stock Photo

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