Le crime organisé contamine les chaînes d’approvisionnement africaines et mondiales
Les industries de la pêche et du cacao révèlent comment les réseaux criminels et les fonctionnaires corrompus exploitent les chaînes d’approvisionnement.
La criminalité organisée transnationale est généralement associée à des groupes mafieux violents qui se livrent aux trafics de drogues, d’êtres humains, d’armes et d’animaux sauvages. L’effet de la criminalité organisée sur les chaînes d’approvisionnement mondiales légales est moins impressionnant, mais tout aussi dommageable.
Ces réseaux logistiques permettent aux organisations criminelles de mener de nombreuses activités illégales. Le travail illégal, les activités de façade et les fausses déclarations de prix et de quantités ne sont que quelques-uns des exemples de menaces qui pèsent sur les systèmes d’approvisionnement, de transport et de vente au détail du commerce mondial des produits de base.
Les industries et les gouvernements connaissent bien le phénomène de rétrécissement des chaînes d’approvisionnement mondiales et considèrent la perte de recettes fiscales comme « le coût de l’activité économique ». Cependant, l’implication croissante des réseaux de criminalité organisée augmente le risque de préjudices financiers et d’atteinte à la réputation. Elle rend également les consommateurs inconsciemment complices de pratiques d’achats et d’approvisionnement douteuses.
Il existe de nombreuses chaînes d’approvisionnement vulnérables en provenance d’Afrique et au sein même du continent. Les industries de la pêche et du cacao illustrent parfaitement comment les systèmes logistiques multinationaux peuvent être exploités par des personnes infiltrées, des réseaux criminels et des fonctionnaires corrompus.
La pêche illégale se dissimule derrière les faux documents, les contrôles insuffisants et les pots-de-vin
L’industrie mondiale de la pêche a généré plus de 164 milliards de dollars US d’exportations en 2018, dont 60 % venaient des pays en développement. La pêche illégale, non déclarée et non réglementée représente une part importante de l’activité mondiale. Selon une estimation prudente, l’Union européenne importerait à elle seule 500 000 tonnes (d’une valeur de 1,1 milliard d’euros) de poissons pêchés illégalement par an. Dans les eaux africaines, cette pratique a des effets particulièrement néfastes : elle épuise les ressources, réduit la biodiversité, endommage les écosystèmes et menace la sécurité alimentaire.
Environ deux tiers de la production de cacao destinée à l’industrie mondiale du chocolat, qui représente 30 milliards de dollars US, sont produits en Afrique de l’Ouest. Les activités illégales dans cette région ont entraîné la perte de centaines de milliers d’hectares de forêt et sont responsables d’un grand nombre de violations des droits humains.
Un réseau complexe de relations licites et illicites, tant volontaires qu’involontaires, facilite la criminalité à différents niveaux des chaînes d’approvisionnement de ces deux industries.
La traite d’êtres humains à des fins de travail forcé à bord des navires de pêche est un sérieux problème. Les courtiers usent de supercherie ou emploie la coercition pour recruter des pêcheurs et des travailleurs migrants qui se retrouvent contraints de travailler dans d’effroyables conditions. Les pratiques de pêche non éthiques, telles que l’utilisation illégale de filets dérivants en haute mer pouvant atteindre 20 km de long, endommagent les écosystèmes marins fragiles et entraînent une surpêche. Le résultat de la pêche est ensuite revendu illégalement.
Par manque de contrôle, le cacao a été certifié conforme dans des exploitations qui violaient la loi
Le transbordement (déplacement des poissons des navires de pêche vers des navires de transport réfrigérés en mer) permet la surpêche, le « blanchiment » des prises par le mélange des poissons de la pêche illégale et légale, et la déclaration erronée des volumes réels extraits.
Dans l’industrie du chocolat, les producteurs de cacao contribuent à la déforestation en Côte d’Ivoire en permettant aux bûcherons et aux négociants en bois d’abattre illégalement les arbres de zones protégées pour cultiver le cacao. Des rapports mentionnent également la pratique de travail forcé et de travail des enfants, par des réseaux de trafic et de traite d’êtres humains.
Cette criminalité est encore plus obscure lorsque qu’elle entraîne d’autres professionnels. Des experts du secteur, entre autres, développent des infrastructures commerciales légales pour servir de couverture à des opérations illicites, ou des entrepreneurs, des avocats et des banquiers pratiquent le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale. Elle implique également des fonctionnaires corrompus qui facilitent la contrebande et d’autres transactions criminelles. À côté de leurs activités légales, des réseaux de transport réguliers participent à la contrebande de marchandises volées, de drogues, d’armes ou de personnes.
La pêche illégale, non déclarée et non réglementée est souvent dissimulée par la falsification de documents, les inspections insuffisantes des conteneurs et les pots-de-vin versés aux fonctionnaires. Le secteur de la pêche peut également servir de couverture à d’autres formes de criminalité organisée, comme le trafic de drogues et d’armes.
La sécurité nationale peut être menacée par un système économique parallèle, illicite et non réglementé
L’industrie du chocolat fait l’objet des mêmes trafics. En 2019, des lacunes importantes dans les contrôles de conformité de l’industrie du cacao ont entraîné l’approbation et la certification de cacao provenant d’exploitations ouest-africaines qui violaient les lois sur le travail des enfants et la déforestation.
De même, une enquête récente a révélé que des compagnies de négoces officielles et des groupes d’agriculteurs au Ghana louaient illégalement leurs licences de certification du cacao à des négociants de l’industrie. Cela leur a permis d’exporter du cacao « certifié » à partir d’exploitations non certifiées et d’en tirer ainsi un profit considérable puisque les licences permettent aux agriculteurs d’obtenir une prime sur leurs fèves.
Les crimes commis tout au long de ces chaînes d’approvisionnement sont tellement variés qu’il est difficile de quantifier précisément leur impact global. Leur perturbation à un certain stade du système ne permet pas forcément de réduire la criminalité à d’autres stades, et peut même provoquer l’apparition de nouvelles infractions.
Les entreprises et les particuliers impliqués dans les chaînes d’approvisionnement qui sont informés d’une infraction ou qui en soupçonnent l’existence peuvent même ne pas savoir vers qui se tourner pour faire appliquer la loi. Ces défis à la légalité sont exacerbés par l’implication de fonctionnaires corrompus, parfois au plus haut niveau, et par la dimension transnationale des chaînes d’approvisionnement et des réseaux criminels. Le manque de coopération entre les pays n’aide pas non plus à combattre le problème.
Plusieurs bonnes pratiques ont été testées dans le cadre d’interventions. Il s’agit notamment d’utiliser des normes non obligatoires, des systèmes de certification et de traçabilité, et l’intelligence artificielle pour la sécurisation. Toutefois, ces actions n’éradiquent pas toujours la criminalité et sont sapées par des acteurs publics et privés corrompus prêts à enfreindre ou à contourner la loi moyennant une rémunération.
Cette forme systémique de criminalité transnationale organisée est un obstacle fondamental au développement, à l’état de droit et à la bonne gouvernance. Même la sécurité nationale est menacée par l’existence d’un système économique parallèle, illicite et non réglementé.
Dans le cadre de la prévention contre ces activités, il faut suivre de près les différentes chaînes d’approvisionnement en produits de base afin de comprendre où se situent leurs failles, et mettre au point des interventions adaptées. Cela nécessite d’adopter une approche systémique globale impliquant des partenariats public-privé qui rassemblent les informations et les échangent, mettent en commun les ressources et élaborent des solutions innovantes. Pour toute solution envisagée, il est essentiel de lutter contre la corruption.
Romi Sigsworth, consultante en recherche, ENACT, ISS
Image : © Chris Terry/Fairtrade
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