La tunisie doit renforcer ses interventions en réponse à l’augmentation du nombre des migrants

Souvent, le système de justice pénale ne cible que les personnes en bas de l’échelon des réseaux de trafic.

En juin 2018, le naufrage d'un bateau  au large de l'île tunisienne de Kerkennah a entraîné la mort de 110 migrants, en majorité des tunisiens. En réponse, le premier ministre Youssef Chahed a déclaré la guerre aux passeurs, qu'il a désigné « commerçants de la mort ». Néanmoins, les chiffres liés à la migration clandestine en Tunisie restent inquiétants, et l'engagement politique pour lutter contre ce phénomène est loin d'être efficace.

L'Italie reste la destination principale des migrants tunisiens en raison de sa proximité géographique. Bien que l'arrivée de migrants clandestins en Europe ait connu une diminution en 2018, quelque 5 244 Tunisiens ont atteint la côte italienne, représentant 23,8 % du total des arrivées dans ce pays. Ces chiffres sont les plus élevés depuis 2011 – l'année de la révolution tunisienne, qui a conduit à l'éviction de l'ancien président Ben Ali – quand quelque 25 800 migrants tunisiens ont rejoint clandestinement l’Italie.

Les tunisiens ont été classés premiers en 2018, en termes d’arrivées de migrants clandestins en Italie. Ils étaient classés huitièmes en 2017, lorsqu'ils ne représentaient que 5 % des arrivées irrégulières. De même, le nombre de bateaux en provenance de la Tunisie a été multiplié par six entre 2016 et 2018.

Les chiffres liés à la migration clandestine en Tunisie restent inquiétants et l'engagement politique pour y lutter est loin d'être efficace

Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces tendances. À la suite de la révolution de 2011, la crise économique s’est agravée. Inévitablement, ajouté à l'instabilité politique et au manque d'opportunités, ceci a rendu les conditions de vie plus difficiles pour les jeunes Tunisiens. Par conséquent, de nombreux Tunisiens décident de quitter le pays, souvent d’une façon clandestine.

Un autre aspect à prendre en considération est le contexte de la migration régionale. En février 2017, l'Italie et la Libye ont signé un accord pour lutter contre la migration clandestine. Ceci a tari le flux des migrants voyageant le long de la route centrale de la Méditerranée passant par la Libye et la Tunisie, à destination de l’Europe. Bien que de nombreux migrants provenaient de la Tunisie auparavant, ces changements signifient que la Tunisie devient de plus en plus un pays de transitpour la migration clandestine.

Il n'est dès lors pas surprenant que la réponse du gouvernement tunisien au trafic illicite de migrants s'est concentrée sur les mesures de sécurité. Depuis la catastrophe de Kerkennah, les mesures ont été limitées à un redéploiement de la Garde nationale et de la police à l'île. Elles avaient été absentes pour longtemps à cause de l’agitation sociale qui a suivi la fermeture d'une société pétrolière off-shore. La presse locale a rapporté plusieurs arrestations de personnes impliquées dans des activités de trafic illicite,notamment à Enfidha, une ville proche de la côte. 

La réponse du gouvernement tunisien au trafic illicite de migrants s'est concentrée sur les mesures de sécurité

En termes de mesures législatives, le trafic illicite de migrants est lourdement criminalisé en Tunisie en vertu de la loi de 1975 sur les passeports et les documents de voyage. Cette loi a été modifiée en 2004 afin de s’aligner avec la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et son protocole relatif au trafic illicite de migrants par terre, mer et air.

Quelles que soient les motivations ou les intentions des délinquants, faciliter l'entrée ou la sortie dans le territoire Tunisien est passible d'une peine de trois ans d’emprisonnement. L'accueil des migrants clandestins est passible de quatre ans d’emprisonnement et le transport de migrants de cinq ans. Les peines peuvent aller jusqu’à six ans d’emprisonnement si le crime est commis par un groupe organisé, et 12 ans lorsque des agents chargés de l’application des lois sont impliqués. Enfin, les criminels risquent 15 et 20 ans, respectivement, si le délit nuit gravement aux migrants ou entraîne un décès.

Malgré l'existence de ce cadre juridique, « le système de justice pénale cible souvent les personnes en bas de l’échelon des réseaux - au lieu des cerveaux », a déclaré un avocat tunisien à ENACT avant une audience préliminaire dans une affaire de trafic illicite en octobre 2018 dans la ville côtière de Bizerte. Dans ce cas particulier, les migrants ont payé 1 000 euros chacun pour passer clandestinement. L'OIM estime que le prix varie généralement de 3 000 € à 5 000 € par personne. 

Le chemin de la lutte contre le trafic illicite d'êtres humains est politiquement épineux étant donné qu'il y aura des élections en Tunisie cette année

Une étude inédite réalisée en 2018 par l'Institut Tunisien des études stratégiques (ITES) recommande d'augmenter le soutien économique aux régions marginalisées, de traiter le problème du chômage des jeunes et de développer les programmes de formation professionnelle. Des interventions de ce genre pourraient aider à sensibiliser le public aux dangers encourus sur l’itinéraire migratoire. Mais au-delà de cela, la Tunisie doit adopter d’urgence une stratégie nationale actuellement en suspens pour lutter contre le trafic de migrants.

Selon Calogero Ferrara, Procureur de Palerme, Italie, toute politique visant à lutter contre le trafic illicite devrait envisager la création d’un cadre de protection pour les personnes qui décident de coopérer avec les autorités. Ceci comprend la réduction de peine de prison et pourrait « [contribuer] à l’obtention d’informations précieuses à partir de personnes à l’intérieur des réseaux. »

L'ampleur du phénomène indique que les autorités tunisiennes devraient accorder la priorité au trafic illicite de migrants. Politiquement parlant, il s’agit d’un sujet épineux et d’un terrain risqué, compte tenu des élections présidentielles et législatives qui auront lieu plus tard cette année. Toutefois, l'inaction pourrait s'avérer bien plus destructice, puisque les passeurs qui continuent à agir en toute impunité mettent encore plus de vies en danger.

Jihane Ben Yahia, Coordinateur Régional de l'Observatoire du Crime Organisé, et Rim Dhaouadi, Chercheur – projet ENACT, ISS

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