La suprématie du dollar est-elle réellement menacée par les BRICS ?
L’isolement de la Russie, l’affirmation de la Chine et un regain d’intérêt pour les BRICS ont suscité un engouement pour une monnaie commune.
Lors du sommet pour un nouveau pacte financier mondial organisé à Paris le mois dernier, le président brésilien Lula da Silva s’est élevé contre l’ordre économique international, critiquant la prédominance du dollar américain dans les échanges commerciaux. Il a proposé que la création d’une monnaie pour le groupe des BRICS, sur le modèle de l’euro, soit discutée lors du sommet des BRICS qui se tiendra le mois prochain en Afrique du Sud.
La Russie, largement empêchée de négocier en dollars par les sanctions américaines imposées à la suite de l’invasion de l’Ukraine, semble être le membre des BRICS le plus favorable à cette idée. Mais est-ce un projet réaliste ?
C’est l’avis d’Aly-Khan Satchu, directeur général de Rich Management : « La sanction sur les réserves de change en dollars de la Russie a accéléré la recherche d’une monnaie de substitution. Cette réaction irréfléchie des États-Unis a montré au monde entier que la possibilité de détenir des réserves en dollars dépendait du bon vouloir des autorités américaines. »
Le yuan chinois ne remplit pas la plupart des conditions techniques d’une monnaie de réserve
Il pense que l’heure est venue de mettre un terme à la suprématie du dollar et des États-Unis pour passer le flambeau aux BRICS. « Nous avons déjà constaté une hausse des transactions en monnaies locales telles que la roupie indienne, le yuan chinois et le dinar des Émirats arabes unis. L’architecture du pétrodollar est en désaffection. Aujourd’hui, la Russie et l’Inde fixent les prix du pétrole en fonction de l’indice de référence de Dubaï. »
Cependant, est-il possible de créer une monnaie commune à cinq nations réparties à travers le globe ?
Satchu en a la conviction : « Je pense que l’idée est que la monnaie soit évaluée sur la base d’un panier de marchandises physiques, ce qui est plus sain que le régime actuel du dollar, dont la planche à billets est contrôlée par les États-Unis. Dans un premier temps, cette monnaie sera probablement réservée aux échanges commerciaux, ce qui permettra aux BRICS de conserver leurs monnaies nationales afin de garder la main sur leur politique monétaire. »
Selon Satchu, les grandes disparités entre les économies et les monnaies des BRICS ne sont pas un obstacle à une monnaie commune : « Contrairement à l’euro, je pense que ce ne sera pas une monnaie unique, mais que la monnaie des BRICS servira de moyen d’échange en dehors du système du dollar. »
Tout le monde ne partage pas cet avis. Pour Iraj Abedian, directeur général de Pan-African Investment and Research Services, l’idée d’une monnaie spécifique aux BRICS est une démarche essentiellement politique de la part de la Chine pour asseoir sa position dans le monde, en partant du principe que cette monnaie serait en grande partie basée sur le yuan chinois. Il note toutefois que la Chine ne remplit pas la plupart des conditions techniques pour faire du yuan une monnaie de réserve. Son système bancaire et ses marchés financiers manquent de stabilité, de réglementation, de transparence et de crédibilité aux yeux du monde.
Le contrat d’échange de devises au sein des BRICS exige un certain équilibre entre les économies concernées
Abedian pense également que les économies des BRICS ne sont pas suffisamment diversifiées pour soutenir une monnaie commune : « Il n’y a pas assez de flux bilatéraux. La Russie vendra du pétrole et du gaz à la Chine, et ce sera tout ». En effet, trois membres des BRICS (la Russie, le Brésil et l’Afrique du Sud) sont des exportateurs de produits de base avec un faible potentiel pour un commerce intra-bloc.
Donald MacKay, directeur général de XA Global Trade Advisers, estime que les « éternelles discussions autour d’une monnaie des BRICS ne sont qu’une chimère ». La Chine et l’Inde ont signé en 2013 un contrat d’échange de devises qui leur permet d’échanger des yuans contre des roupies et inversement.
« En 2015, la Chine a exporté pour un milliard de dollars de marchandises vers l’Inde, mais a ensuite refusé le yuan comme moyen de paiement, préférant conserver l’argent en Inde pour financer ses investissements dans le pays. Si cela n’a pas fonctionné dans ce contexte, il n’y a aucune raison de penser que cela pourrait fonctionner à plus grande échelle. »
Selon lui, l’accord de 2013 a révélé les limites du contrat d’échange de devises au sein des BRICS, qui exige un certain équilibre entre les économies concernées. À défaut, il faut recourir à une monnaie plus universelle pour fournir des liquidités.
Jim O’Neill apporte un éclairage utile. Alors analyste chez Goldman Sachs, il a créé en 2001 l’acronyme « BRICs » (avec un « s » minuscule, l’Afrique du Sud ayant rejoint plus tard ce groupe composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de la Chine). Il s’est penché en avril sur le « retour des discussions » à propos des menaces pesant sur la suprématie mondiale du dollar américain.
O’Neill pense que la prédominance du dollar sera remise en cause si, un jour, les États-Unis ne sont plus la première économie mondiale, comme pour la livre sterling au cours de la première moitié du xxe siècle. Ce ne serait pas nécessairement une mauvaise chose pour les États-Unis, compte tenu des responsabilités liées à l’émission de la première monnaie de réserve mondiale.
Il admet toutefois qu’il n’est pas « optimal » que les monnaies, les politiques monétaires et les structures commerciales des autres pays soient aussi dépendantes du système monétaire américain et des priorités nationales de la Réserve fédérale.
La nouvelle banque de développement des BRICS vise 30 % de prêts en monnaies locales d’ici cinq ans
Cependant, l’existence d’un « groupe de puissances émergentes excluant les États-Unis, [avec] de plus hautes aspirations, n’aura pas forcément d’impact sur le système financier axé sur les États-Unis. Les principales économies du groupe sont la Chine et l’Inde, des adversaires acharnés qui coopèrent rarement sur quelque sujet que ce soit. » Tant que cette situation ne changera pas, O’Neill estime qu’il est illusoire de croire que les BRICS, ou n’importe quel groupe plus important, « puissent présenter une menace sérieuse pour le dollar ».
« Et surtout, pour qu’un membre des BRICS (ou des BRICS Plus) puisse constituer un défi stratégique pour le dollar, il faudrait qu’il autorise, voire encourage, les épargnants et les investisseurs étrangers et nationaux à décider eux-mêmes quand acheter ou vendre des actifs libellés dans sa monnaie. Cela signifie qu’il n’y aura pas de contrôle des capitaux semblable à celui que la Chine a l’habitude de pratiquer. Tant que les BRICS et les éventuels BRICS Plus ne trouveront pas un substitut crédible au dollar pour leur propre épargne, il y a peu de chances que la domination du billet vert soit remise en question. »
Jakkie Cilliers, responsable du programme Afriques futures et innovation à l’Institut d’études de sécurité (ISS), estime que la capacité de la Chine à jouer ce rôle à l’échelle mondiale a été érodée par la centralisation du pouvoir aux mains du président Xi Jinping. « À l’avenir, nous devrions donc assister à un déclin graduel de la place du dollar au profit d’un système plus complexe et moins unipolaire, avec une progression de l’euro (l’économie de l’Union européenne étant plus importante que celle des États-Unis) et du yuan, entre autres, mais sans substitut unique au dollar. »
Bien que le président sud-africain Cyril Ramaphosa ait assuré à Lula qu’il y aurait des discussions sur une monnaie des BRICS lors du sommet du mois prochain, Anil Sooklal, sherpa des BRICS pour l’Afrique du Sud, a indiqué que ce ne sera pas le cas. Il a confié au Daily Maverick en mai : « Ce que nous avons, c’est un accord interbancaire pour effectuer des transactions commerciales en monnaie locale. Il s’agit d’un accord-cadre que nous n’avons pas activé. Aujourd’hui, il est donc sérieusement question de le faire. »
Les BRICS se sont déjà engagés dans cette voie. La nouvelle banque de développement des BRICS a entrepris d’accorder des prêts en monnaies locales avec l’ambition qu’ils atteignent 30 % des prêts d’ici cinq ans. Selon Sooklal, la banque étudie également la possibilité d’emprunter dans les monnaies locales et les membres des BRICS ont commencé à effectuer des transactions commerciales dans leurs monnaies.
Cependant, la route vers une monnaie commune est encore longue. La pression de la Russie, qui cherche à échapper aux sanctions, et peut-être celle de la Chine, désireuse d’élargir son rôle sur la scène internationale, sans oublier Lula au Brésil, pourrait faire avancer le projet d’une monnaie des BRICS. Mais il est encore trop tôt pour inscrire le billet vert sur la liste des espèces en voie de disparition.
Peter Fabricius, consultant, ISS Pretoria
Image : © Denis Spacov / Alamy Stock Photo
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