La mortalité maternelle au Mali : un drame oublié
Que signifie la sécurité pour les femmes lorsque la maternité tue plus de Maliennes que la crise sécuritaire ?
Au Mali, le hashtag #lavieestsacrée, est devenu le symbole d’une révolte contre des taux endémiques de mortalité maternelle. Il est apparu pour la première fois en 2021 après le décès en couche de la célèbre journaliste Hawa Séméga.
Ces taux reflètent à la fois les déficits du système sanitaire et les dangers de valeurs sociales qui glorifient la souffrance des femmes. Ils mettent également en évidence l'impact de croyances religieuses fatalistes, de l'obligation sociale de la maternité et de la dépendance financière des femmes vis-à-vis des hommes : autant d'obstacles à la santé et à la sécurité des femmes en matière de procréation.
Des années d'insécurité et d'instabilité politique – ainsi que des registres d'état civil incomplets – rendent difficile la mise à jour des chiffres, mais ceux qui sont disponibles sont alarmants. En 2017, les Nations Unies (ONU) estimaient le taux de mortalité maternelle au Mali à 562 décès pour 100.000 naissances vivantes. C’est 2,6 fois plus que la moyenne mondiale, estimée à 211.
Cela fait du Mali le 13ème pays au monde où donner la vie comporte le plus de risques pour les femmes. La prévalence élevée des mutilations génitales féminines et des mariages précoces, qui entraînent des grossesses précoces, aggrave la situation. Toutes deux sont des facteurs de risque connus pour les décès maternels. Les données nationales sont un peu plus clémentes que les estimations de l’ONU, mais restent préoccupantes. L'enquête démographique et sanitaire de 2018 fait état de, 325 décès maternels pour 100.000 naissances vivantes entre 2011 et 2018.
En 2017, la maternité a coûté la vie à plus de femmes maliennes que la crise sécuritaire les six années précédentes combinées
Rien qu’en 2017, la maternité a coûté la vie à plus de femmes maliennes que la crise sécuritaire les six années précédentes combinées. Certaines données disponibles pour cette année-là font état de 946 décès (tous sexes et âges confondus) liés aux conflits et violences politiques, contre 4400 décès de femmes en couche.
Cela représente plus de 12 décès maternels par jour, et 366 par mois. Dans un parallèle destiné à réveiller les consciences, des personnalités maliennes inquiètes des droits des femmes ont comparé l'ampleur du phénomène au crash, chaque mois, d'un avion de ligne rempli de filles et femmes enceintes, essentiellement jeunes ou adolescentes, et qui passerait néanmoins inaperçu.
Tendances de la mortalité et nombre de décès liés au conflit de 2012 à 2017 Sources : Données Armed Conflict Location and Event Data Project, Nations Unies et Banque Mondiale. Graphique comparatif : ISS. (cliquez sur le graphique pour l'image en taille réelle)
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Le système de santé malien, déjà fragile avant la crise, a davantage souffert ces dix dernières années. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), quelque 116 centres de santé ont fermé à travers le pays en raison de l’insécurité. Ceux qui restent ouverts peinent à fonctionner faute de moyens et de personnel qualifié, que les groupes armés prennent régulièrement pour cibles.
Insuffisants en quantité et en qualité, les services de santé font également l’objet d’une inégale répartition sur le territoire. L’OMS recense 2571 structures sanitaires fonctionnelles à l’échelle nationale, dont plus de la moitié est située dans le sud du pays, principalement dans l’agglomération de la capitale Bamako, laissant dans le nord et le centre du pays, durement affectés par l’insécurité, de vastes zones de désert médical.
Sans compter qu'environ 33% de ces structures, bien que considérées fonctionnelles, ne sont pas équipées pour les soins prénataux et l’accouchement. En 2018, près de 4 millions de Maliennes âgées de 15 à 45 ans se partageaient les soins de 71 gynécologues obstétriques. La moitié de ces spécialistes se trouvait à Bamako (22) et sa proche périphérie (13 à Koulikouro), tandis que certaines régions du nord et de l’est du pays n’en comptaient pas un.e seul.e (Kidal, Taoudéni, Ménaka).
Beaucoup pensent que la souffrance des femmes est une « source de bénédictions » pour elles et leurs enfants
À ces défis s’ajoute le coût des soins prénataux, souvent hors de portée dans un pays où plus de 47% de la population vit sous le seuil de pauvreté. La gratuité de la césarienne, décidée en 2005 par le gouvernement, a certes marqué une avancée importante, mais son impact sur le coût global des soins reste limité.
Une réforme du système de santé annoncée en 2019 prévoyait la gratuité de l’ensemble des soins pour les femmes enceintes, le renforcement des ressources humaines et leur répartition plus équitable sur le territoire. Mais la matérialisation de ces engagements se fait attendre.
Les barrières financières d’accès aux soins sont de plus aggravées par la dépendance économique des femmes. Traditionnellement assignées aux travaux domestiques non-rémunérés, elles ont rarement leur mot à dire dans les décisions familiales, en raison des structures de pouvoir patriarcales. L’enquête démographique et sanitaire 2018 révèle ainsi que seules 20% des femmes participent à la prise des décisions liées aux dépenses importantes du ménage, ou même à celles concernant leurs propres soins de santé.
Les autorités nationales reconnaissent le problème, mais peinent à l'endiguer. En 2010, elles ont adopté un plan stratégique de lutte contre le paludisme qui incluait des mesures spécifiques à l’attention des femmes enceintes. Elles ont également mis en place un Plan Décennal de Développement Sanitaire et Social (2014-2023), visant notamment à réduire la mortalité maternelle et celle des enfants de 0 à 5 ans. Mais les données publiques permettant d'évaluer l’efficacité ou même l’effectivité de ces mesures restent rares.
Le taux de fécondité moyen du Mali (6,3 enfants par femme en 2018) reste l’un des plus élevés au monde
Outre les défaillances du système de santé, le niveau élevé de tolérance sociale face aux violences infligées aux femmes dans certaines zones du Mali aggrave les choses. Des croyances communautaires persistantes considèrent la souffrance des femmes comme une « source de bénédictions » pour elles et leurs enfants. Il s’ensuit une banalisation des violences qu’elles subissent, y compris dans le domaine obstétrical.
Une idée profondément ancrée suggère par exemple qu’être une ‘bonne mère’ exige d’endurer en silence les violences physiques comme psychologiques. Ces croyances disqualifient le recours à la césarienne, considéré comme une solution de facilité. Les femmes qui y recourent s’exposent ainsi à diverses formes de stigmatisation et de représailles par l’entourage.
Les témoignages recueillis par l’Institut d’études de sécurité indiquent que certains professionnels de santé – hommes et femmes – qui adhèrent à ces croyances retardent sciemment les soins à prodiguer aux femmes en couche afin de prolonger cet état de souffrance, qu’ils estiment positif. Le temps précieux ainsi perdu fait parfois la différence entre la vie et la mort.
Des préceptes religieux qui promettent le paradis aux femmes mortes en couche aggravent davantage la situation et encouragent la résignation des femmes et des familles, plutôt que l’amélioration de la prise en charge sanitaire. D’autant que le faible niveau d’éducation moyen confère au corps médical une posture d’autorité que les familles peinent à remettre en cause.
Malgré les risques encourus et la faiblesse des protections disponibles, la maternité demeure une injonction sociale pour les femmes maliennes, dont le taux de fécondité moyen (6,3 enfants par femme en 2018) reste l’un des plus élevés au monde. Le refus ou l’incapacité physique de devenir mère sont sévèrement sanctionnés par les familles et la société. Ils sont souvent synonymes de disgrâce ou de répudiation, dans un contexte où le divorce peut détruire le statut social et économique d’une femme.
Améliorer la sécurité des Maliens – dont la moitié sont des Maliennes – exige plus qu'une résolution du conflit violent. Il faut aussi endiguer le fléau de la mortalité maternelle, statistiquement plus meurtrier pour les filles et les femmes.
Cela passe par des investissements dans la formation des agents de santé en soins périnataux et par l’équipement adéquat des espaces d’accouchement, y compris en milieu rural. En plus des protocoles médicaux, la formation devrait également s'atteler à améliorer les conditions d’accueil des patientes et déconstruire les croyances sociales qui, en faisant l’apologie de la souffrance féminine, excusent les violences obstétricales.
L’impératif sécuritaire ne doit pas occulter l’urgence de menaces plus silencieuses mais tout aussi meurtrières qui pèsent sur les personnes, telles que la mortalité maternelle. Les efforts de sécurisation du territoire doivent s’accompagner d’une dynamique résolue de disponibilité des services sociaux de base, parmi lesquels des soins de santé de qualité. Là aussi, il s'agit de sauver des vies.
Ornella Moderan, Cheffe de Programme et Fatoumata Maïga, Chargée de Recherche, Programme Sahel, ISS Bamako
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Image : UNICEF Mali/2021/Crenn
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