Guinée-Bissau : L’ingérence militaire remet-elle en cause les efforts de stabilisation ?

Le retour de certains hauts responsables militaires sur la scène politique constitue un risque majeur à la stabilisation du pays.

Plus de trois mois après le deuxième tour des élections présidentielles du 29 décembre 2019, la Guinée-Bissau s’enfonce dans une impasse post-électorale. Le retour de certains hauts responsables militaires sur la scène politique constitue une menace pour la stabilité du pays et de la région, et appelle à une meilleure coordination de l’action menée par la communauté internationale.

Le manque de bonne volonté et l’incapacité des acteurs politiques et institutionnels bissau-guinéens à dépasser leurs propres intérêts à court terme, ainsi que la réaction timide des acteurs internationaux impliqués dans le processus de stabilisation du pays ont ouvert la porte à l’ingérence de l’armée.

Umaro Sissoco Embaló, déclaré vainqueur par la Commission nationale des élections (CNE), a organisé sa propre investiture alors que la Cour suprême ne s'était pas encore prononcée sur le recours introduit par Domingos Simões Pereira.

Soutenu par l’ancien président José Mario Vaz et par la hiérarchie militaire, Embaló a pris fonction et installé un nouveau gouvernement dirigé par Nuno Gomes Nabiam, après avoir remercié celui du Premier ministre Aristides Gomes.

Contrairement au passé, la CEDEAO a fait preuve d'un manque de cohérence dans la gestion de la crise post-électorale actuelle

La crise post-électorale que traverse la Guinée-Bissau est le prolongement de celle qui s’est déclarée en août 2015, lors du limogeage de l’ancien Premier ministre Domingos Simoes Pereira — par ailleurs président du Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) —, par l’ancien président José Mario Vaz.

Cette crise s’articule autour d’une lutte de pouvoir pour le contrôle du PAIGC et du pouvoir politique en Guinée-Bissau. Au sein du PAIGC, deux factions étaient opposées : d’une part, les partisans de Pereira qui dirigeaient le parti, et de l’autre, un groupe de dissidents qui soutenaient le président José Mario Vaz. Expulsé du parti, ce groupe coordonné par Braima Camará a créé le Mouvement pour l’alternance démocratique – G15 (MADEM–G15) en 2018.

Les efforts de médiation de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui ont abouti à l’Accord de Conakry du 14 octobre 2016, n’ont pas permis d’apaiser les tensions entre ces deux factions. Les tensions se sont exacerbées à l’issue des législatives tenues en mars 2019, en particulier lors de la nomination du bureau de l’Assemblée nationale, puis de la désignation du Premier ministre. En fin de compte, Embaló a été désigné candidat du MADEM, avant d’affronter Pereira lors des élections de décembre 2019.

Les élections présidentielles se sont ainsi tenues dans des circonstances où l’avenir des leaders du PAIGC et du MADEM ainsi que de leurs soutiens au sein de l’armée et de la société civile était en jeu, laissant présager la situation dans laquelle le pays se trouve aujourd’hui.

La CEDEAO est l’acteur principal du processus de stabilisation de la Guinée-Bissau depuis le coup d’État d’avril 2012. L’organisation régionale avait réussi, presque à elle seule, à mettre en place une transition, et avait envoyé une mission diplomatique et militaire chargée de sécuriser les institutions et de soutenir le pays dans la réforme du secteur de la défense et de la sécurité.

Les positions contradictoires de la CEDEAO dans la gestion du contentieux électoral révèlent de profondes divisions au sein de l’organisation

Après le déclenchement de la crise en 2015, la CEDEAO a également initié une médiation qui a abouti à la signature de l’accord de Conakry. Toutefois, le manque de cohérence dans la gestion de la crise post-électorale a affaibli sa position. En effet, en « prenant acte des résultats définitifs du deuxième tour » et en félicitant Embaló dans son communiqué du 22 janvier, alors même que la Cour suprême ne s’était pas prononcée sur le contentieux électoral, la CEDEAO donnait l’impression de mettre la pression sur cette dernière.

Cette prise de position a non seulement fragilisé la plus haute juridiction (qui par ailleurs fait office de Cour constitutionnelle) du pays, mais a aussi compliqué la gestion du contentieux électoral. La controverse suscitée concernant le rôle de la Cour et de la CNE dans les processus électoraux n’a pas permis à ces dernières d’accomplir sereinement leur mission.

Les positions contradictoires de la CEDEAO dans la gestion du contentieux électoral révèlent en outre les divisions profondes au sein de l’organisation régionale, où l’agenda de certains États semble avoir pris le dessus sur l’agenda régional. Alors que la CNE considère que l’investiture d’Embaló s’est effectuée « en dehors des cadres légaux et constitutionnels », celui-ci a été reconnu comme président par le Niger, le Nigeria et le Sénégal voisin.

Cette situation a créé un malaise tant au sein de la CEDEAO que de la communauté internationale. Cette dernière refuse timidement de cautionner ce « coup de force », qui semble remettre en selle certains acteurs militaires sous sanctions onusiennes.

La poursuite de la crise et de la paralysie de l’État depuis 2015 ont permis l’irruption des militaires sur la scène politique

L’armée a souvent joué un rôle politique déterminant en Guinée-Bissau. Elle est à l’origine de plusieurs coups d’État, le dernier remontant à avril 2012. Depuis lors, elle était restée hors de la scène politique. Le chef d’état-major général des armées, Biagui Nantam, a souvent rappelé que les militaires resteraient désormais « en dehors des querelles politiques ». Mais le positionnement actuel de la hiérarchie militaire rompt avec cette position de neutralité.

Ce retour de certaines figures controversées de l’armée sur la scène politique pose un risque majeur à l’équilibre civilo-militaire indispensable au bon fonctionnement des institutions.

Les conflits entre les principaux acteurs politiques et leurs soutiens dans la société civile, d’une part et, d’autre part, l’armée constituent un facteur important d’instabilité. La poursuite de la crise et de la paralysie de l’État depuis 2015 ont permis l’irruption des militaires sur la scène politique. Ce qui ne doit pas être pris à la légère.

Un dialogue national constructif est essentiel, mais exige des dirigeants politiques et militaires qu'ils reconnaissent leurs rôles dans l'aggravation de la crise. Au vu des dissensions au sein de la CEDEAO, l'Union africaine devrait coordonner une mission élargie de haut niveau en Guinée-Bissau, dans l’objectif de créer les conditions d’une stabilisation de cette situation. Les communautés régionale et internationale ont intérêt à harmoniser leur position pour éviter que la Guinée-Bissau ne devienne un autre foyer de violences dans une région déjà instable.

Paulin Maurice Toupane, chercheur principal, Institut d'études de sécurité, Bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le Bassin du Lac Tchad, Dakar

Cet article a initialement été publié dans le Rapport sur le Conseil de paix et de sécurité de l'ISS. Cet article a été réalisé grâce au soutien du gouvernement du Danemark.

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