Élections et influence numérique en Afrique : une nouvelle menace ?
Le scrutin kenyan de 2022 révèle la « marchandisation » de l’influence et ses répercussions sur les choix électoraux.
Lorsque William Ruto et Raila Odinga se sont affrontés pour la présidence du Kenya en août dernier, « nous savions que cette élection se jouerait sur la technologie », a déclaré un influenceur kenyan de premier plan à des chercheurs de l’Institut d’études de sécurité (ISS).
Pour cet influenceur et d’autres, la création de mots-dièse (hashtags) ou l’utilisation de fausses techniques d’engagement coordonnées pour amplifier la portée des messages ont permis de gagner des milliers de dollars US par jour. Certains ont utilisé leur influence pour saper les médias traditionnels et remettre en cause l’état de droit, piliers de toute démocratie.
Une nouvelle étude de l’ISS conclut que si les campagnes de désinformation et les opérations d’influence étaient en grande partie locales, les élections kenyanes ont révélé le phénomène de marchandisation de l’influence, qui permet de vendre et d’acheter des mots-dièse et des influenceurs. Cela pourrait inspirer des acteurs malveillants qui cherchent à créer des polémiques en exploitant les peurs ou les préjugés bien ancrés des communautés en ligne.
Cette étude pourrait être riche d’enseignements pour des pays qui se préparent à organiser des élections — comme l’Afrique du Sud en 2024 — ou pour des démocraties fragiles dont les pouvoirs et contre-pouvoirs sont limités.
Le numérique permet une action coordonnée pour désinformer, intimider et « pirater » l’électorat
L’environnement virtuel du Kenya est dynamique et compte plus de 11,8 millions d’utilisateurs des réseaux sociaux, un chiffre multiplié par trois depuis 2014. L’augmentation de l’accès au numérique a contribué au développement économique, à la liberté d’expression et à des débats politiques de fonds en ligne. Mais elle a également permis la coordination d’activités fallacieuses conçues pour déformer les faits, intimider et en fin de compte « pirater » l’électorat.
Dans les jeunes démocraties, la capacité à réfuter ou à corriger la désinformation en ligne peut être limitée par le manque de ressources, de connaissances ou par les contraintes organisationnelles qui affectent les médias traditionnels indépendants ou les communicateurs officiels du gouvernement.
L’étude de l’ISS a passé en revue plus de huit millions de documents publiés sur Facebook et Twitter. Elle a exploré en détail le marché de l’influence pendant les élections de 2022 au Kenya, en déterminant les prix et l’écosystème de l’influence. Les personnes interrogées, dont John-Allan Namu d’Africa Uncensored, ont décrit la « hiérarchisation » de l’influence. Les personnes qui souhaitaient s’investir dans une campagne spécifique pouvaient gagner 1 000 à 2 000 dollars US par message, en générant des mots-dièse ou en promouvant des récits prédéterminés.
Les influenceurs ont expliqué à l’ISS qu’ils travaillaient souvent en groupe et recrutaient des « soldats » numériques dans les universités pour diffuser des récits à grande échelle. D’autres utilisaient des robots et des formes élémentaires d’automatisation numérique. L’équipe d’analyse de données de l’ISS a constaté que les campagnes de Ruto et de Raila ont recouru à des robots (de manière fallacieuse) pour conquérir des électeurs en ligne.
L’étude de l’ISS a examiné plus de huit millions de documents Facebook et Twitter
Si les motivations de certains influenceurs pendant les élections au Kenya semblent avoir été d’ordre idéologique, l’étude a révélé que les influenceurs de placement de produits constituaient aussi un groupe important. Ces influenceurs qui font généralement la promotion de produits peuvent, comme dans le cas du Kenya, se tourner temporairement vers l’influence politique en période électorale.
De nombreux influenceurs ont eu recours à des tactiques telles que le « follow train » (une chaîne d’abonnés surtout utilisée sur Instagram), le « hashjacking » (le détournement de mots-dièse) et l’« astroturfing » (la création d’une opinion publique de toute pièce) de manière coordonnée afin de « jouer » sur les plateformes en ligne et d’étendre leur nombre d’abonnés. Nombre d’entre eux ont utilisé des récits conspirationnistes qui s’inspiraient de récits diffusés en particulier aux États-Unis, pour orienter les décisions des électeurs le jour de l’élection.
Par exemple, le discours sur l’État profond a été utilisé par les influenceurs soutenant Ruto. L’État sous l’administration d’Uhuru Kenyatta (dont Ruto faisait partie) y était décrit comme corrompu et ne rendant pas de comptes. L’objectif était de dissocier son candidat de celui de l’administration précédente (le choix de Kenyatta s’était porté sur Odinga). Mais ce discours a également sapé les principaux piliers de la démocratie (les médias, les forces de l’ordre et le pouvoir judiciaire) en les présentant comme des « vendus ».
Le récit sur l’État profond fait écho au mouvement conspirationniste américain QAnon et s’est accompagné au Kenya d’une nouvelle campagne baptisée « Hustler Nation Intelligence Bureau » (Bureau de renseignement de la nation des débrouillards). En devenant membre de ce « bureau de renseignement », la communauté en ligne était invitée à dénoncer publiquement les ennemis présumés de l’État ou ceux qui organisaient des manifestations au nom de la défense de la démocratie.
Le Kenya montre que les influenceurs peuvent se tourner vers la persuasion politique en période électorale
À l’extrême, cette campagne s’est apparentée à de l’autodéfense numérique. En opérant dans l’ombre, entre les partis politiques et l’État, certains influenceurs associés à ce récit — d’anciens fonctionnaires — ont pu accorder une certaine crédibilité à ces théories conspirationnistes.
L’étude montre que la montée de l’influence politique en tant que service numérique permet à des individus qui en ont la compétence d’exploiter les peurs, les clivages sociaux et les théories du complot, et de les amplifier en ligne. Ces activités se déroulent souvent sans que les utilisateurs des réseaux sociaux ne se rendent pas compte qu’ils sont utilisés comme rouages d’un mécanisme complexe d’influence et souvent de distorsion.
Avec son passif de violences électorales, de méfiance et de résultats électoraux contestés, le Kenya n’est pas étranger aux campagnes d’influence. Les activités de la société Cambridge Analytica, aujourd’hui disparue, sont peut-être celles qui ont fait couler le plus d’encre. Avant les élections de 2013 au Kenya, elle avait conçu une campagne WhatsApp visant à exploiter les préjugés ethniques et les peurs afin de soutenir la campagne de Kenyatta. Cette expérience a façonné les campagnes de manipulation des réseaux sociaux lors des élections présidentielles américaines de 2016, auxquelles Cambridge Analytica a également participé.
Aujourd’hui, avec un électorat de plus en plus connecté et l’arrivée d’outils d’intelligence artificielle (IA) générative tels que ChatGPT, la possibilité de façonner des récits nationaux rapidement et à grande échelle est vaste. Un influenceur a déclaré que ces outils « l’aideraient grandement » dans ses futures campagnes. Il en résultera probablement une accélération du rythme et de la diffusion des opérations d’influence en ligne et la possibilité d’une course aux « armements » mondiale dans le domaine des campagnes d’influence renforcées par l’IA.
Le Kenya valorise la grande tradition politique de sa population et défend la liberté d’expression. Toutefois, alors que d’autres pays africains se préparent à des élections, la perspective de voir l’expertise du Kenya en matière d’influence sous-traitée à des acteurs potentiellement malveillants dans l’ensemble de la région mérite une attention particulière.
Bien que ces opérations aient été en grande partie menées à l’échelle locale, les chercheurs et les médias traditionnels doivent rester attentifs à l’éventualité que des nations hostiles, des entités criminelles transnationales ou des groupes terroristes, adoptent de telles stratégies.
Karen Allen, consultante, ISS Pretoria
Retrouvez la vidéo du séminaire tenu le 8 août 2023 sur l’influence numérique et les élections au Kenya . L’échange entre les auteurs du rapport et des experts d’Afrique du Sud et du Kenya porte sur la manière dont l’Afrique du Sud doit se préparer aux élections de 2024. Téléchargez l’intégralité du rapport Une question d’influence ? Élections kenyanes à l’ère du numérique ici.
Image : © AFP
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