Politique de l’autruche face à la chasse illégale en Tunisie ?

Malgré des contrôles stricts, certaines espèces protégées sont menacées par le braconnage et le trafic entretenus par les marchés des pays du Golfe.

La chasse est strictement réglementée en Tunisie. La chasse d’espèces protégées, comme l’outarde houbara, y est quant à elle interdite. Pourtant, des rapports font état d’importants groupes de chasseurs dont les activités auraient été autorisées par le gouvernement. Tout comme le trafic d’espèces sauvages dans la région, le braconnage est devenu un grave problème auquel le gouvernement et la société civile doivent accorder beaucoup plus d’attention.

Cependant, les données sur la chasse illégale et le trafic d’espèces sauvages dans la région sont rares. En 2015, un rapport de l’ONG BirdLife International a établi qu’entre 50 500 et 227 000 oiseaux étaient tués illégalement chaque année en Tunisie.

Ayant participé à la rédaction du rapport, la directrice de l’association « Les Amis des Oiseaux » (AAO), Claudia Feltrup-Azafzaf, affirme néanmoins que ces chiffres sont largement inférieurs à la réalité. « Ils sont basés sur des cas avérés rapportés et extrapolés », explique-t-elle. « Nous manquons de ressources financières et la population et les autorités sont peu sensibilisées au problème. »

En janvier, Abdelmajid Dabbar, président de l’ONG Tunisie Écologie, a affirmé que des ressortissants qataris s’adonnaient à la chasse d’espèces protégées en toute illégalité dans le désert tunisien, à l’aide de fusils de chasse et de faucons. Des photos et des vidéos diffusées par des militants montraient un convoi composé d’une trentaine de véhicules tout-terrain et d’un hélicoptère. Étaient exhibées des carcasses de gazelles de Thomson, de lièvres sahariens et d’outardes houbara. Confrontés par des militants écologistes, les chasseurs ont déclaré avoir obtenu l’autorisation de la Présidence du pays.

Au Pakistan, un prince saoudien a abattu environ 2 000 outardes en moins de 10 jours en 2014

L’outarde houbara est un oiseau prisé pour sa chair et ses organes, présumés aphrodisiaques. La chasse à l’houbara est traditionnellement pratiquée par les fauconniers dans les pays du Golfe, où la variété asiatique de l’oiseau était autrefois répandue. Cependant, l’espèce y a été chassée de manière si intensive qu’elle avait presque disparu à la fin des années 1980. Les chasseurs saoudiens et émiratis se sont alors rapidement tournés vers le désert tunisien.

Dans une interview accordée à ENACT, un projet portant sur la criminalité organisée et mis en œuvre par l’Institut d’études de sécurité, M. Dabbar a affirmé que l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali accordait personnellement des autorisations pour l’organisation de telles parties de chasse en échange de fortes sommes d’argent. L’outarde houbara est désormais en voie de disparition en Tunisie.

Après la chute de Ben Ali, suite au « Printemps arabe », les chasseurs qataris — qui étaient proches du nouveau régime — ont rapidement réinvesti le désert. D’après M. Dabbar, la présence d’organisations humanitaires qataries à la frontière entre la Tunisie et la Libye, ainsi que l’existence de projets commerciaux ont facilité la mise en place de ces expéditions.

Dans une interview accordée à France 24 en janvier 2019, le journaliste qatari Ali Al-Hill a expliqué que depuis 2008, certains ressortissants de l’émirat avaient fait l’acquisition de vastes étendues de terres dans le désert tunisien, ce qui leur permettait d’y chasser de manière légale. Si cette interview a suscité une forte réaction de la part de la population tunisienne, les autorités du pays sont restées silencieuses.

En Tunisie, la chasse est strictement réglementée. Seul le ministère de l’Intérieur peut émettre un permis de détention d’armes et la fauconnerie n’est autorisée que dans les communautés locales du nord-est du pays, sans égards au statut — public ou privé — des territoires.

L’outarde houbara est un oiseau prisé pour sa chair et ses organes, présumés aphrodisiaques

La chasse d’espèces protégées est interdite. L’outarde houbara fait partie des espèces menacées figurant à l’annexe 1 de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES), dont la Tunisie est signataire. L’oiseau figure également sur la Liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature en tant qu’espèce menacée. Ces inscriptions font suite au déclin marqué des populations d’outardes en Afrique du Nord au cours des 25 dernières années.  

En février, le ministre tunisien de l’Agriculture, Samir Taïeb, a déclaré sur Express FM Radio que son administration n’avait pas autorisé l’expédition de chasse organisée le mois précédent. Il a déclaré que son ministère recevait toutefois « des demandes de la part d’ambassades à Tunis pour organiser de telles expéditions de chasse ». « Les demandes concernant des espèces protégées sont toujours refusées », a-t-il souligné. Aucune demande n’a par ailleurs été reçue dans ce cas précis, précise-t-il. La Présidence n’a quant à elle toujours pas confirmé avoir autorisé la partie de chasse en question, comme indiqué par les chasseurs.

Cet incident est loin d’être isolé, que ce soit dans le pays ou dans la région. Le chardonneret — un oiseau chanteur emblématique de l’Afrique du Nord — fait également l’objet de trafics au Maghreb, le long des routes traditionnelles de contrebande. L’ornithologue Ridha el Ouni a déclaré à ENACT : « À la frontière algéro-tunisienne, on peut acheter un chardonneret sauvage pour 150 dinars (40 euros). Sur les marchés de Tunis, un chardonneret dressé peut se vendre jusqu’à 1 500 dinars (400 €). »

Selon les recherches de ENACT sur le trafic de chardonnerets, le marché Moncef Bey à Tunis serait une plaque tournante pour le commerce illégal de chardonnerets et d’autres espèces protégées. En août 2018, l’AAO a alerté les autorités de la présence d’une centaine de chardonnerets, de verdiers d’Europe, de flamants roses, et même d’un aigle botté sur les étals du marché.

L’adoption d’une stratégie nationale de lutte contre le braconnage et le trafic d’espèces sauvages pourrait combler les lacunes de la législation tunisienne

Mme Feltrup-Azafzaf a déclaré à : « Nous sommes seulement en mesure de surveiller ce qui se passe jusqu’au niveau de la Direction générale des forêts. En revanche, nous ne savons pas ce qui se passe au-dessus cet échelon, ou encore si le pouvoir judiciaire engage des poursuites. »

Le commerce illégal d’espèces sauvages constitue un vaste marché dans la région. Au Pakistan, un prince saoudien a abattu à lui seul environ 2 000 outardes en moins de 10 jours en 2014. Combien d’oiseaux des dizaines de chasseurs bien équipés et bien organisés ont-ils pu tuer en Tunisie au mois de janvier ?

Au Pakistan, où l’on trouve encore quelques outardes asiatiques, une activité illégale très lucrative a pris de l’essor : l’organisation d’un nombre limité d'expéditions de chasse en contrepartie de sommes élevées. Ces pratiques engendrent par ailleurs des tensions politiques entre Islamabad et les pays du Golfe.

L’incident de janvier met en lumière les nombreux défis auxquels sont confrontés les acteurs étatiques et ceux de la société civile chargés de protéger les espèces menacées en Tunisie. L’adoption d’une stratégie nationale de lutte contre le braconnage et le trafic d’espèces sauvages pourrait notamment aider à combler les lacunes de la législation tunisienne. Une campagne officielle de sensibilisation sur la criminalité touchant aux espèces sauvages devrait également être lancée en partenariat avec la société civile.

Jihane ben Yahia, coordinatrice régionale ENACT - Afrique du Nord, ISS

Cet article a initialement été publié dans le cadre du projet ENACT. ENACT est financé par l'Union européenne (UE). Le contenu de cet article relève de la seule responsabilité de l'auteur et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant la position de l'UE.

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Crédit photo : International fund for Houbara Conservation

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