L'Occident, ses concurrents et l’édification des États africains
En accordant la priorité au libéralisme plutôt qu'à l'édification d'États forts, l'Occident ouvre la porte de l’Afrique à la Chine et à la Russie.
Publié le 17 août 2021 dans
ISS Today
Par
Paul-Simon Handy
directeur régional pour l’Afrique de l’Est et représentant de l’ISS auprès de l’UA
Au cours des 20 dernières années, la Chine est devenue le 2e partenaire commercial de l’Afrique, après l’Union européenne. Ces échanges, qui ont plus que triplé, devraient augmenter considérablement du fait de la Nouvelle route de la soie (Belt and Road Initiative).
L’intérêt que la Chine porte à l’Afrique implique de nombreuses conséquences géopolitiques. Outre le fait de ressuciter l'attention portée par les gouvernements occidentaux sur un continent généralement considéré comme désespéré, cet intérêt a également ouvert la voie à la ruée des pays dits émergents vers l’Afrique. Plus encore, il a donné une impulsion à la valeur géopolitique de l’Afrique, ajoutant le continent aux différents champs de bataille entre l’Occident et ses concurrents. Cette rivalité va bien au-delà de l'accès aux parts de marché mondiales et à la concurrence technologique.
Les problèmes liés à l'architecture mondiale de la sécurité, telle qu’elle se présente aujourd’hui, résident dans les divergences fondamentales concernant les normes et les principes de l'ordre mondial. Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) s’opposent souvent en deux blocs, avec la France, les États-Unis et le Royaume-Uni d’un côté, puis la Chine et la Russie de l’autre. Les trois premiers poussent à un ordre mondial axé sur l'humain et fondé sur les valeurs libérales, le dialogue et la responsabilité de protéger, tandis que la Chine et la Russie encouragent une approche axée sur l’État, en mettant l’accent sur la souveraineté de l’État et la sécurité nationale.
Étant des acteurs relativement marginaux du CSNU, et de surcroît sans droit de veto, les États africains sont pris au milieu de cette concurrence, révélant les vulnérabilités de leurs propres situations nationales et internationales.
La dissonance entre l’Occident et ses concurrents était évidente lors de la dernière réunion du CSNU sur l’Éthiopie
L’édification de l'État en Afrique est façonnée par les valeurs libérales, même si l’exercice du pouvoir contredit souvent ces principes. Cependant, les jeunes gouvernements africains semblent soutenir la vision promue par la Russie et la Chine. Avec leurs frontières souvent mal définies et leurs régimes semi-autocratiques, les États africains sont sensibles à la sauvegarde de leur souveraineté et leur territorialité récemment acquises.
En outre, les États non occidentaux, comme la Chine et la Turquie, ont montré qu’on peut obtenir des gains socio-économiques sans le fardeau de la démocratie libérale. Ce scénario contredit le discours occidental sur le développement après la guerre froide. Malgré les défis de gouvernance évidents en Afrique, les expériences de la Chine et de certains tigres asiatiques attirent les pays du continent.
La dissonance entre l’Occident et ses concurrents était flagrante lors de la première réunion du CSNU sur la situation en Éthiopie, tenue le 2 juillet. Depuis novembre 2020, le gouvernement fédéral éthiopien est confronté à l’opposition armée du Front populaire de libération du Tigré (FPLT).
La transcription de la réunion traduit parfaitement les différentes perceptions de la communauté internationale. Les notions de souveraineté et d'intégrité territoriale ont été principalement évoquées par les membres africains (le Kenya, le Niger et la Tunisie) et d’autres pays comme Saint-Vincent-et-les-Grenadines, le Vietnam, l’Inde et la France (une exception occidentale). Sans grande surprise, ces positions étaient soutenues par la Russie et la Chine, qui considèrent la situation au Tigré comme une affaire interne. En revanche, le bloc « occidental », représenté par la Norvège, l'Estonie, le Royaume-Uni, les États-Unis et la France, a souligné la situation humanitaire alarmante et la nécessité urgente d'aider les civils.
Les démocraties libérales ne peuvent prospérer que dans des États souverains qui contrôlent leurs territoires par un recours légitime à la force
Cette dichotomie pourrait expliquer le point de vue très répandu en Éthiopie et ailleurs selon lequel les gouvernements occidentaux et l’opinion publique soutiennent le FPLT, qui est largement représenté par la presse comme le camp opprimé. Les organisations humanitaires peuvent également être influencées par cette perception subjective des groupes armés de l’opposition, ce qui complique leur accès aux personnes et aux communautés nécessiteuses.
Consciemment ou non, les positions des gouvernements occidentaux et des organisations de la société civile risquent de saper l’ancrage de valeurs et de pratiques libérales en Afrique, tout en augmentant l'influence de la Chine et de la Russie. Certains gouvernements africains considèrent que la notion selon laquelle la souffrance des civils est plus importante que la souveraineté et l’intégrité territoriale est une tentative de saper les intérêts de leurs jeunes États-nations.
Les pays occidentaux et leurs homologues africains sont à des moments différents de leurs histoires. Alors que la plupart des pays occidentaux ont achevé leur processus de formation d'État au fil des siècles, notamment par le biais de la violence, l'autorité de nombreux gouvernements africains demeure contestée. Le paradoxe réside dans le fait que les démocraties libérales ne peuvent prospérer que dans des États souverains qui contrôlent leurs territoires par la monopolisation des moyens légitimes et le recours à la force.
Compte tenu de cette différence croissante dans l’ordre mondial, l’Occident doit envisager d’autres approches pour gouverner les sociétés. Non seulement la plupart des gouvernements occidentaux peinent avec cela, mais ils peuvent aussi avoir des opinions moralisatrices basées sur la conviction que les valeurs libérales sont plus durables.
Pour ancrer le libéralisme politique et économique, les défis inhérents à l’édification de l’État doivent être pris en compte
Le libéralisme lui-même est largement soutenu, tant en Afrique qu’à l’échelle mondiale. Il est toutefois souvent perçu comme un projet occidental qui tend à se rallier aux groupes armés ou aux partis d'opposition favorisant la sécession ou la fracture territoriale de l’État dans d'autres parties du monde. Le Soudan du Sud, l'Éthiopie, le Cameroun et le Burundi en sont des exemples récents. Outre les considérations économiques et sécuritaires, de telles opinions poussent de nombreux États africains vers la Russie et la Chine, qui profitent de la situation pour promouvoir leurs intérêts sur tout le continent.
Le libéralisme économique a contribué au progrès socio-économique de nombreuses régions du monde, y compris en Chine. Les États africains n’ont certainement pas besoin de plus d’autoritarisme. En tant que modèle de gouvernance prévalant durant presque toute l’histoire du continent, il n’a abouti qu’à de modestes résultats. Toutefois, à moins que les gouvernements occidentaux ne parviennent à exercer une pression en faveur des valeurs libérales égale à leur appui à l’édification des États, les maigres acquis obtenus au cours des dernières décennies en Afrique pourraient être fragilisés.
Pour utiliser une analogie de marché, la promotion de la démocratie et des droits humains doit être plus adaptée aux perceptions et aux besoins du client qu’aux angoisses du fournisseur.
L’instauration du libéralisme politique et économique est un projet à long terme qui doit prendre en compte les défis inhérents à l’édification de l’État. Loin d'être linéaire, l’édification de l'État est un processus tortueux, souvent violent, et presque toujours contesté, et son succès doit être évalué selon le contexte de chaque pays.
Paul-Simon Handy, conseiller régional principal, ISS Dakar et ISS Addis-Abeba, et Félicité Djilo, analyste indépendante spécialisée dans la paix et la sécurité.
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