Le grand barrage de la Renaissance redéfinit-il l’hydropolitique africaine ?
Face à la raréfaction de l’eau et la montée des crises hydriques en Afrique, le conflit autour du barrage éthiopien illustre l’urgence d’accords de coopération.
Publié le 14 octobre 2025 dans
ISS Today
Par
Dhesigen Naidoo
chercheur principal associé, Risques climatiques et sécurité humaine, ISS Pretoria
Le grand barrage de la Renaissance éthiopienne (GERD) sur le Nil Bleu a été inauguré en septembre 2025 lors du deuxième Sommet africain sur le climat. Symbole de fierté nationale, il a reçu une reconnaissance internationale : le président kenyan William Ruto y a signé un accord pour l’achat de l’électricité.
Avec ce projet, l'Éthiopie semble avoir redéfini sa politique de gestion des eaux du Nil, après des millénaires de domination par son voisin égyptien. Cette évolution pose des questions majeures : quelles conséquences pour les relations entre les pays du bassin du Nil ? Et pour la géopolitique de l’eau en Afrique ? L’eau deviendra-t-elle la nouvelle ressource stratégique à la place du pétrole ou celui-ci n’a-t-il été qu’un leurre, détournant l’attention du véritable enjeu des conflits à venir ?
La pénurie d’eau en Afrique est une crise majeure au coût humain et économique colossal. Beth Dunford, vice-présidente de la Banque africaine de développement, estime que 411 millions de personnes n’ont pas accès à l’eau potable, 779 millions à des services d’assainissement et 839 millions à des services d’hygiène de base.
Les populations les plus touchées sont les plus marginalisées. Selon l’UNICEF, les enfants de Djibouti, d’Érythrée, d’Éthiopie, du Kenya et de Somalie représentent à eux seuls la moitié des personnes affectées par la crise de l’eau dans la Corne de l’Afrique.
Dans ce contexte de raréfaction, si aucun accord de coopération durable n’est conclu, les conflits liés à l’eau risquent de s’intensifier, entraînant ainsi une montée des violences et des risques sécuritaires.
Le grand barrage de la Renaissance éthiopienne (GERD) sur le Nil Bleu
 Source : ISS
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Tournant dans l’hydropolitique régionale, le GERD pourrait soit exacerber les tensions, soit renforcer la sécurité dans le bassin du Nil et en Afrique.
Même si l’Éthiopie se targue d’être le berceau de l’humanité, l’Égypte a, au fil des siècles, façonné l’histoire et le développement de l’humanité autour du Nil. La construction du GERD bouleverse cette dynamique : l’Éthiopie a atteint un équilibre hydropolitique, qui pourrait compromettre la domination historique de l’Égypte sur les autres pays du bassin.
Comment l’Éthiopie a-t-elle concrétisé cette ambition historique et déjoué les plans de l’aigle égyptien ? En agissant au moment opportun : l’accord-cadre sur la coopération dans le bassin du Nil, signé en 2010, est entré en vigueur en 2011, alors que l’Égypte faisait face au Printemps arabe.
Sous Hosni Moubarak, fidèle à la tradition d’Anouar el-Sadate, l’Egypte avait fait du Nil et du canal de Suez les piliers de sa politique étrangère. Le Printemps arabe a mis fin à ce régime et porté au pouvoir un gouvernement civil dirigé par Mohamed Morsi, lui-même destitué en 2013 par la coalition du général Abdel Fattah el-Sissi, actuel président.
Dans ce contexte d’instabilité, la question du Nil a été reléguée au second plan. L’Éthiopie en a profité pour accélérer la construction du GERD lancée sous Meles Zenawi, poursuivie par Hailemariam Desalegn, et achevée sous le Premier ministre Abiy Ahmed Ali.
Des dirigeants éthiopiens plaident pour une exploitation intensive du GERD et de nouveaux barrages
La centrale hydroélectrique du GERD permet de combler le déficit énergétique de l’Éthiopie, avec une capacité de 5 100 MW, proche de son niveau nominale. Elle réduit aussi les risques d’inondation en aval.
Né d’un besoin urgent de reconstruction après le conflit interne, le GERD est un projet de portée nationale qui illustre bien l’idée selon laquelle il a été construit grâce au sang, à la sueur et aux larmes du peuple éthiopien.
Certains dirigeants éthiopiens préconisent une exploitation intensive du barrage et la construction d’ouvrages supplémentaires sur les affluents du Nil. Une telle mesure réduirait les débits en aval et, partant, l’approvisionnement en eau de l’Égypte.
Le 9 septembre, jour de l’inauguration du barrage, les autorités égyptiennes ont officiellement saisi le Conseil de sécurité des Nations unies pour exprimer leur opposition. L’Éthiopie a répliqué en accusant l’Égypte d’entretenir une « mentalité coloniale », ravivant ainsi les tensions.
Tout comme l’Égypte, d’autres nations africaines se situent en aval de leurs voisins. L’Afrique du Sud se trouve en aval du Lesotho, sur le fleuve Senqu-Orange. Les deux pays ont longtemps été en conflit à cause d’un partenariat inégal.
L’inaction face au changement climatique augmente le risque de conflits liés à l’eau en Afrique
Un traité initial avait été signé en 1986 entre le gouvernement d’apartheid de PW Botha et le régime militaire nouvellement installé du général Justin Lekhanya, arrivé au pouvoir après avoir renversé le Premier ministre Joseph Leabua Jonathan, qui s’opposait au projet Lesotho Highlands. Cet épisode fut qualifié de « coup d’État lié à l’eau ».
Malgré ces débuts controversés, les parties ont ensuite créé l’un des meilleurs systèmes de gouvernance transfrontalière des eaux au monde : la Commission du bassin de l’Orange-Senqu.
Au Nigeria, le fleuve Niger traverse le Mali et le Niger avant de rejoindre la mer dans le delta du Niger, région en proie à des conflits. Le fleuve Niger ne dispose d’aucun mécanisme solide de gouvernance, ce qui accroît sa vulnérabilité, à l’instar de l’Égypte.
Dans un monde où la sécurité nationale est prioritaire, la sécurité hydrique reste essentielle. Le changement climatique renforce les menaces et le manque d’investissements dans l’action climatique amplifie les risques. Une politique plus affirmée des pays en amont pourrait redéfinir l’équilibre historique des pouvoirs et avoir des conséquences catastrophiques pour les pays en aval.
Il convient donc de conclure des accords de coopération solides et fonctionnels, assortis d’investissements dans des infrastructures favorisant le partage équitable de l’eau et la valorisation de l’énergie au service du développement mutuel, de la paix et de la sécurité.
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