La Tunisie doit tirer parti de la dynamique contre la traite des êtres humains
Les efforts de la Tunisie dans la lutte contre la traite des êtres humains s’étalent sur 15 ans.
Publié le 05 décembre 2018 dans
ISS Today
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Au cours des dernières années, la Tunisie a fait des progrès importants dans sa lutte contre la traite des êtres humains, et les politiciens et le public sont de plus en plus conscients de ce problème. Pourtant, les mesures qui ont été prises demeurent insuffisantes, et le grand public ainsi que les parties prenantes dans le système judiciaire nécessitent une meilleure compréhension de la traite des êtres humains.
L'ONU définit la traite des personnes comme étant « le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, (...) aux fins d’exploitation. » Ceci comprend l’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes. Cela peut prendre diverses formes, comme décrit par l'article 3 du Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée (2000).
L'Organisation internationale pour les migrations (OIM) en Tunisie a identifié et porté assistance à plus de 226 victimes de la traite des êtres humains en Tunisie entre 2012 et fin 2017. Selon Hélène Le Goff, ancien Chef de projet en matière de lutte contre la traite à l’OIM Tunisie les victimes ont décrit « un réseau de crime organisé ». La plupart des migrants (82 %) étaient de la Côte d'Ivoire, et se sont retrouvés pris au piège du travail domestique dans les grandes villes comme Tunis, Sfax et Sousse.
Au cours des dernières années, la Tunisie a fait des progrès importants dans sa lutte contre la traite des êtres humains
Ceci est attribué à un phénomène qui prend de l’ampleur où des Ivoiriens pleins d’espoir sont dupés par des agences locales de recrutement, qui attirent leurs victimes avec des promesses alléchantes relatives à l’amélioration de leur situation financière en Tunisie - et dans certains cas, même leur immigration en Europe. Une fois en Tunisie, le « correspondant » local confisque leurs passeports et les remettent à leurs employeurs. Les victimes découvrent alors qu'elles sont endettées de plusieurs mois de salaire que leurs employeurs ont payés à l’agent. Dans la majorité des cas, les victimes sont contraintes à la servitude domestique, travaillant entre 16 et 18 heures par jour dans un isolement total, et sans aucun accès à une nourriture suffisante ou aux soins médicaux
La traite touche également d’autres nationalités, y compris les Nigérians, les Maliens, les Camerounais, les Ghanéens, les Sénégalais, les Congolais, les Colombiens et les Philippins.
Les efforts de la Tunisie dans la lutte contre la traite des êtres humains s’étalent sur 15 ans. En 2003, le pays a ratifié le Protocole de Palerme. C'était une première étape importante reflétant les efforts mondiaux de lutte contre la traite des êtres humains à l'échelle nationale. À la suite de la révolution tunisienne en 2011, la société civile a renforcé ces efforts, et plusieurs organisations, dont l'ONU et les associations locales, ont commencé à plaider pour l'élaboration d'un cadre juridique cohérent de lutte contre la traite des êtres humains.
La conscience sociale croissante et la volonté politique d'aborder la question a abouti à l'adoption unanime, en 2016, de la loi organique n° 2016-61. Inspiré par le Protocole de Palerme, la loi visait à l'élimination de l'exploitation en Tunisie, notamment celle des femmes et des enfants, à travers la criminalisation des actes qui constituent une traite ou une exploitation forcée, ainsi que toute assistance aux trafiquants. D'après Le Goff, la nouvelle loi « a encouragé les victimes à briser le silence ». Le nombre de déclarations à l'IOM a atteint 114 victimes en 2017, par rapport à 54 en 2016, 28 en 2015 et seulement 8 en 2013.
Le grand public et les parties prenantes dans le système judiciaire nécessitent tous les deux une meilleure compréhension de la traite des êtres humains
En 2017, l’Instance nationale de lutte contre la traite des personnes (INLTP) a été créée. En tant qu'autorité nationale, l’instance prépare et met en œuvre toutes les stratégies et politiques de la Tunisie concernant la protection et l’assistance aux victimes. Elle est également chargée de faciliter la coopération avec d'autres acteurs nationaux et internationaux, et partage les rapports avec d'autres organismes concernés. L’INLTP remplit aussi un rôle de sensibilisation et de renforcement des capacités avec les institutions judiciaires et les services de détection et de répression.
La présidente actuelle de l’INLTP, Juge Raoudha Laabidi, a indiqué que l'instance a pris en charge 742 victimes entre février 2017 et janvier 2018. Une centaine de ces victimes étaient de nationalité étrangère et la plupart étaient des mineurs tunisiens illégalement contraints, par des réseaux organisés, à la servitude domestique, la mendicité et la vente de jasmins dans les rues.
Plus récemment, le 30 juillet – journée mondiale de lutte contre la traite des personnes, la Tunisie a annoncé qu'elle rejoint « Cœur Bleu », une campagne de sensibilisation lancée par l’ONU pour mobiliser l’opinion publique contre la traite des êtres humains. La Tunisie a également réaffirmé son engagement à lutter contre ce crime en lançant sa stratégie nationale de lutte contre la traite des personnes pour la période 2018 – 2023.
Selon le ministre de la Justice, Ghazi Jeribi, la stratégie emploie une approche holistique pour aborder cette question, et vise à « renforcer la coordination entre les différents intervenants et apporter une meilleure connaissance de la traite en Tunisie en créant des mécanismes appropriés pour la collecte de données et de statistiques. »
La Tunisie devrait également privilégier la formation des parties prenantes judiciaires et d'enquête pour garantir une réponse plus efficace à la traite des êtres humains
Cependant, les ressources l’INLTP sont limitées, et sont généralement fournies par le ministère de la Justice et de la communauté internationale des donateurs. Il reste donc à voir si les efforts déployés pour appliquer la stratégie seront appuyés par les ressources nécessaires.
La Tunisie devrait également privilégier la formation et le renforcement des capacités des parties prenantes dans les domaines judiciaire et d’investigation, pour garantir une réponse plus efficace aux trafiquants et aux réseaux, en matière d’application de la loi.
En outre, la Tunisie ne dispose toujours pas d’un cadre juridique pour les demandeurs d'asile ou de garanties minimales et claires en matière de droits de l’homme pour les migrants. Avoir ces mécanismes en place permettrait de lutter plus efficacement contre le trafic d'étrangers.
Un rapport publié par le Bureau chargé de suivre et de combattre la traite des personnes au département d’État américain en 2018, a indiqué que la Tunisie ne respecte pas entièrement les normes minimales de lutte contre la traite des personnes, bien qu'il n’a pas manqué de souligner les progrès considérables réalisés en 2017 et 2018.
Bien que l'adoption de la nouvelle loi et la création de l'INLTP sont des signes de progrès réel, il faudra redoubler d’efforts pour assurer l’efficacité de ces mesures. Néanmoins, ces changements majeurs représentent des premières étapes importantes vers des politiques plus efficaces de lutte contre la traite des personnes en Tunisie.
Rim Dhaouadi, chercheur - projet ENACT, ISS
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