Comment endiguer les flux financiers illicites qui paralysent la Tunisie ?
De profondes réformes anti-corruption sont nécessaires afin d’étancher les flux de capitaux sortants qui pèsent sur l’économie tunisienne.
La Tunisie perd environ 1,2 milliard de dollars US par an en raison des flux financiers illicites (FFI), ce qui représente environ 3 % de son produit intérieur brut. Ces flux financiers proviennent d’argent ou de capitaux acquis frauduleusement et transférés illégalement entre pays.
Entre 2008 et 2015, la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale classait la Tunisie au premier rang pour les FFI et au huitième rang pour la corruption au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. En 2015, les entrées financières illicites représentaient 2,6 milliards de dollars (11,4 %) et les sorties 1,28 milliard de dollars (5,6 %) des échanges commerciaux de la Tunisie. On ne dispose pas de chiffres plus récents, lacune majeure à laquelle la Tunisie doit remédier immédiatement.
Or, le problème est certainement bien plus grave que ne le laissent penser les données disponibles. Selon le Groupe d’action financière, l’évasion fiscale et l’évitement fiscal reposant sur la fausse facturation et des prix de transfert abusifs représentent chaque année un manque à gagner de plus de 500 millions de dollars en Tunisie.
Selon le Tax Justice Network, les FFI devraient inclure les activités d’exploitation qui n’impliquent pas nécessairement de violer la loi, comme l’évasion fiscale. De même, le Fonds monétaire international estime qu’il conviendrait d’accorder une plus grande attention aux multinationales qui profitent du flou des codes fiscaux pour déplacer des fonds. Le transfert de bénéfices, par exemple, consiste pour les entreprises à attribuer à des paradis fiscaux leur bénéfice ou leur perte nette avant impôt.
Selon la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique, les FFI ont trois sources : les activités commerciales (telles que l’évasion fiscale), les activités criminelles (comme le trafic de drogues, d’armes et la traite de personnes, la fraude et le blanchiment d’argent) et la corruption. Les FFI en Tunisie proviennent de ces trois sources.
La principale source des FFI en Tunisie est la corruption de l’État au plus haut niveau
Les produits de la criminalité sont également à l’origine d’une part importante des revenus illégaux et des sorties financières du pays. La contrebande de marchandises – du carburant aux appareils électroniques en passant par l’huile de cuisson et le textile – entre la Tunisie et les pays limitrophes, l’Algérie et la Libye, génère des recettes estimées respectivement à 2,4 milliards de dollars US et 1,8 milliard de dollars. En 2019, la Douane tunisienne a saisi pour 81 millions de dollars US de marchandises de contrebande. En 2017, environ 30 % du carburant vendu en Tunisie provenaient du marché illicite algérien.
Des millions de Tunisiens dépendent de ces activités de contrebande pour vivre. Cependant, les FFI en Tunisie ont principalement pour origine la corruption de l’État au plus haut niveau.
En 2013, des banques libanaises ont restitué à la Tunisie 28,8 millions de dollars de fonds publics qui avaient été volés par la famille de l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali. Ce dernier a pris la fuite avec sa famille pour s’installer en Arabie saoudite en janvier 2011, après que des manifestations ont mis fin à ses 23 années de règne. En 2017, le montant des actifs suspects liés à Ben Ali et à son entourage, encore gelés sur des comptes bancaires suisses, était estimé à 64 millions de dollars.
Sous sa présidence, Ben Ali et sa clique avaient fini par contrôler plus de 21 % des bénéfices générés par le secteur privé tunisien, ce qui représente plus de 87 % de la fuite cumulée des capitaux du pays entre 1970 et 2010.
La corruption mine l’économie, la politique et la sécurité
La corruption et les FFI n’ont pourtant pas cessé après la chute de Ben Ali. D’autres acteurs se livrent désormais à la corruption, bien qu’avec des gains financiers moindres. Cette corruption généralisée est perçue comme endémique. Elle touche différentes couches de la société tunisienne et compromet des institutions publiques régaliennes, telles que les pouvoirs judiciaire et législatif, la police et les douanes.
Le parti politique Ennahdha (le parti de la Renaissance), cofondé par Rached Ghannouchi, l’ancien président de l’Assemblée tunisienne, est également accusé de corruption. Celle-ci déstabilise le pays en entraînant le délabrement de l’économie, de la politique et de la sécurité de la Tunisie dans son ensemble.
Les pertes de revenus dues aux FFI ont un impact profondément négatif sur l’économie tunisienne. Des secteurs clés tels que la santé et l’éducation pourraient être plus efficaces s’ils bénéficiaient d’une fraction seulement des millions perdus chaque année en sorties financières illicites. Le gouvernement pourrait payer les salaires de 4 300 enseignants pendant deux ans avec seulement 10 % des fonds soupçonnés de circuler en Tunisie.
Les autorités sont bien conscientes de la menace que représentent les FFI pour le développement économique du pays. La Commission tunisienne des analyses financières (CTAF) de la Banque centrale a annoncé en 2018 avoir gelé environ 70 millions de dollars US liés à des transactions soupçonnées de relever du blanchiment d’argent.
Les gouvernements et les banques centrales des centres financiers internationaux doivent assumer leur part de responsabilité
En février 2021, la CTAF a lancé la plateforme Hannibal dans le but d’identifier et de surveiller les risques de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme à l’échelle nationale. Cependant, malgré ses efforts, la CTAF manque de personnel pour faire face au grand nombre de transactions frauduleuses signalées en Tunisie. Il faudrait recruter davantage de fonctionnaires et les former afin qu’ils puissent enquêter, traiter les FFI et fournir des données régulières quant à l’ampleur du problème.
En raison de la nature transnationale des FFI, la coopération internationale joue un rôle primordial. Les centres financiers étrangers qui font commerce depuis toujours dans le plus grand secret et conseillent les dirigeants corrompus sur la meilleure manière d’investir leurs biens mal acquis devraient aider des pays comme la Tunisie à lutter contre les FFI et à récupérer les fonds publics transférés à l’étranger.
Les États et les banques centrales des centres financiers internationaux, comme Londres et la Suisse, doivent également assumer leur part de responsabilité. Le rôle des pays développés dans la facilitation de l’évasion fiscale a toujours été négligé.
Comme exemple de bonne pratique, on peut citer le cas de Swagg Man, un rappeur franco-tunisien condamné et emprisonné pour blanchiment d’argent en Tunisie en 2021. La Suisse a renvoyé à la Tunisie les 5,6 millions de dollars US qu’il avait blanchis. Le pays projette d’utiliser cette somme pour construire une mosquée et un centre pour enfants orphelins. Swagg Man avait extorqué environ 1,5 million d’euros en 2019 et 2020, notamment à ses admirateurs. Libéré en janvier de cette année, il a été à nouveau condamné en mai à trois ans de prison pour des faits d’extorsion impliquant une somme de plus de 2 millions d’euros.
Sur le papier, la Tunisie dispose d’un cadre institutionnel complet pour garantir la responsabilité, l’intégrité et la transparence. Mais dans la pratique, il y a peu d’actions concrètes. Les autorités tunisiennes doivent réformer entièrement leur approche de la mise en œuvre de la politique de lutte contre la corruption.
Abdelkader Abderrahmane, chercheur principal, projet ENACT, Bureau régional de l’ISS pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le Bassin du lac Tchad
Cet article a été publié initialement par ENACT.
Image : © Hasan Mrad/IMAGESLIVE via ZUMA Press Wire
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