Les transferts de fonds : source de financement négligée du développement en Afrique
L’expérience de pays du Sud renseignent sur comment les transferts de fonds pourraient soutenir une croissance généralisée.
Les flux de transferts de fonds vers l’Afrique sont passés d'environ 53 milliards de dollars US en 2010 à 95 milliards de dollars US en 2024. Au cours de cette période, leur part dans le PIB du continent a augmenté de 3,6 % à 5,1 %, faisant des transferts de fonds l'une des sources de financement extérieur les plus importantes et les plus stables de l'Afrique.
Pour mettre ce chiffre en perspective, ces dernières années les transferts de fonds ont égalé ou dépassé la valeur de l'aide publique au développement (APD) et des investissements directs étrangers (IDE). En 2024, les flux entrants d'IDE ont atteint 97 milliards de dollars US, soit un montant à peu près équivalent à celui des transferts de fonds. Étant donné que 36 % de ce montant provenait d'un projet de développement urbain en Égypte, le solde des IDE en Afrique, soit environ 62 milliards de dollars, est nettement inférieur aux transferts de fonds.
L'Égypte, le Nigeria et le Maroc ont totalisé les parts les plus importantes des transferts de fonds vers l'Afrique en 2024. En revanche, l'Angola, les Seychelles et Sao Tomé-et-Principe ont reçu moins de 1 % du total des transferts, ce qui met en évidence les fortes disparités en matière de dépendance concernant les envois de fonds. Au niveau régional, l'Afrique du Nord et l'Afrique de l'Ouest ont attiré, dans l’ensemble, les volumes d'envois de fonds les plus élevés.
Les transferts de fonds sont négligés dans les débats sur le développement économique de l'Afrique
Les transferts de fonds sont essentiels à la subsistance des ménages, en particulier dans les pays à faible ou moyen revenu. En 2019, par exemple, environ 65 % des Kenyans et près de 50 % des Gambiens dépendaient des transferts de fonds pour subvenir aux besoins du ménage.
Contrairement à l'APD ou aux IDE, les transferts de fonds contournent les canaux bureaucratiques et parviennent directement aux ménages. Ils ont un impact direct sur la sécurité alimentaire, les soins de santé, le logement et l'éducation. Les bénéficiaires dépensent la plupart de ces fonds localement, stimulant ainsi le commerce et les services, et investissent parfois dans les infrastructures communautaires.
Les transferts de fonds assurent également la stabilité macroéconomique. Dans des pays comme la Gambie, le Lesotho, les Comores, le Soudan du Sud, le Liberia et la Somalie, ils représentent plus de 10 % du PIB (voir graphique 1). Ils constituent une source stable de devises étrangères, qui renforce les réserves nationales et réduit les vulnérabilités extérieures.
La part importante des transferts de fonds africains qui transitent par des voies informelles reste un défi. Les espèces passent de main à main ou par des canaux officieux, en particulier en République démocratique du Congo, en Libye, au Zimbabwe, en Somalie et au Nigeria (voir graphique 2). Cette dépendance à des intermédiaires non officiels entrave non seulement les efforts visant à promouvoir l'inclusion financière et la transparence, mais occulte également l'ampleur réelle du soutien de la diaspora, limitant ainsi l'efficacité des politiques fondées sur des données probantes.
Malgré leur ampleur et leur stabilité, les transferts de fonds sont oubliés dans les débats sur le développement économique de l'Afrique, qui se concentrent sur les investissements importants, les accords commerciaux ou l'aide. Cette négligence persiste même si les flux de transferts de fonds sont plus stables et anticycliques, amortissant l’impact des crises, comme on l'a vu pendant la pandémie de COVID-19, lorsque l'APD et les IDE ont diminué.
L’accroissement des flux de transferts de fonds à l’intérieur du continent est également peu exploré. Alors que la majeure partie des envois en Afrique proviennent traditionnellement des États du Golfe, d'Amérique du Nord et d'Europe, environ un cinquième du total des transferts de fonds – soit environ 20 milliards de dollars en 2023 – vient désormais de transferts entre pays africains.
Le Zimbabwe est un bon exemple. En 2021, environ 37 % des transferts qu’il recevait provenaient d'Afrique du Sud, qui accueille plus de 690 000 migrants zimbabwéens. Cela reflète les schémas migratoires régionaux et souligne l'importance des plates-formes de technologie financière telles que Mukuru, un fournisseur clé de transactions transfrontalières à faible coût en Afrique australe.
Pour combler l'écart entre le potentiel des transferts de fonds et leur utilisation, il faut agir sur trois fronts : réduire les coûts et formaliser les flux, intégrer les transferts de fonds dans les systèmes financiers nationaux et prendre des mesures incitatives à l'investissement de la diaspora.
La réduction des coûts de transfert et la formalisation des circuits d’envois de fonds constituent une première étape essentielle. En 2023, le coût moyen d'un transfert d'argent vers l'Afrique via une application mobile s'élevait à environ 5 % du montant, soit bien au-dessus de l'objectif de développement durable (ODD) fixé par les Nations unies qui est de 3 % d'ici 2030. Pour y remédier, il faut innover sur le plan réglementaire et garantir l'accès universel aux services financiers.
Les transferts de fonds entre pays africains représentaient environ 20 milliards de dollars US en 2023
Les progrès technologiques commencent à lever certaines de ces barrières. L'expansion récente des plates-formes de technologie financière a contribué à faciliter et à accélérer les paiements transfrontaliers, à les rendre moins coûteux et plus sûrs. Les plates-formes d'argent mobile, les transferts basés sur les chaînes de blocs et les applications pair-à-pair (P2P) telles que M-Pesa, MTN MoMo et Airtel Money permettent d'effectuer des paiements simples et peu coûteux.
Le protocole de la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) sur le commerce numérique et les systèmes de paiement transfrontaliers, tels que le Système panafricain de paiement et de règlement (PAPSS), offrent un cadre pour harmoniser les règles, réduire les coûts et développer des voies de transfert de fonds officielles.
La deuxième priorité est de relier les flux de transferts de fonds aux systèmes financiers nationaux. L'augmentation de l’utilisation des transferts basés sur les technologies financières n'est pas uniforme. Peu de pays africains disposent de cadres solides pour relier les flux de transferts de fonds à l'épargne, à l'assurance ou à l'investissement productif. En conséquence, leur potentiel en tant que levier de développement reste largement inexploité. Les transferts de fonds doivent être liés aux produits financiers et à la mobilisation des capitaux nationaux.
Enfin, la création d’incitations à l'investissement de la diaspora peut transformer les transferts de fonds en une source de financement du développement à long terme. S'ils étaient mieux exploités, les transferts de fonds pourraient soutenir l’épargne structurée, les produits d'investissement ou les obligations de la diaspora, fournissant ainsi des capitaux durables pour le développement des pays.
Une dépendance accrue à l'égard des transferts de fonds comporte toutefois des risques. Les chocs économiques dans les pays d'accueil peuvent réduire les flux, et une forte dépendance aux entrées de fonds pourrait dissuader les gouvernements d’entreprendre des réformes structurelles. De plus, la sécurité des circuits numériques et la fraude soulèvent des préoccupations. Pour canaliser les capitaux de la diaspora de manière productive tout en évitant une dépendance excessive, il faut mettre en place des mesures incitatives équilibrées par des mesures de protection.
Les transferts de fonds nets de l'Afrique pourraient atteindre 168,2 milliards de dollars US d'ici 2043
D'autres pays du Sud offrent des enseignements précieux sur la manière de transformer avec succès les flux de transferts de fonds en une croissance généralisée. Ils montrent que, de simple soutien à la consommation, les transferts de fonds peuvent se transformer en investissements productifs dans les petites entreprises, les infrastructures rurales, les systèmes de santé, l'éducation et bien d'autres domaines.
Le Bangladesh a mis en place des mesures ciblées, notamment une incitation financière de 2,5 % pour les transferts via les circuits officiels, développé des infrastructures bancaires numériques, et créé des obligations et des produits financiers dédiés à la diaspora. Elles ont permis de réduire le caractère informel, d'améliorer l'accès aux services financiers et de renforcer la stabilité macroéconomique.
L'Administration philippine pour le bien-être des travailleurs à l'étranger (OWWA) et le Plan de développement philippin (PDP) pour les Philippins à l'étranger ont institutionnalisé des programmes d'éducation financière et encouragé l'épargne soutenue par les transferts de fonds et le développement des micro-entreprises. Ces initiatives ont renforcé l'engagement officiel de la diaspora et l'appropriation du développement local.
Au Mexique, les transferts de fonds ont été intégrés dans les stratégies nationales de développement. Le programme 3x1 pour les migrants fait ainsi correspondre chaque dollar envoyé à des projets communautaires à trois dollars octroyés par le gouvernement fédéral, l’État et les municipalités. Cette initiative a permis de financer des écoles, des établissements de santé, des routes et des réseaux d'approvisionnement en eau, en particulier dans les zones rurales où les fonds publics sont limités.
Avec l'augmentation des migrations, les transferts de fonds resteront un pilier croissant des apports financiers en Afrique. Une récente étude de Futurs de l’Afrique et Innovation révèle que si des réformes financières solides sont mises en œuvre, les transferts de fonds nets de l'Afrique atteindront environ 168,2 milliards de dollars US d'ici 2043, contre 137,2 milliards de dollars US selon la trajectoire de base.
Des efforts délibérés des États pourraient transformer les transferts de fonds en moteurs d'un développement économique inclusif. Alors que l'Afrique est confrontée au stress de la dette, aux pressions climatiques, à la transformation économique et aux changements de pouvoir à l'échelle mondiale, les transferts de fonds doivent être reconsidérés. Ils constituent un atout stratégique pour son avenir financier.
Cet article a été publié pour la première fois dans Africa Today, le blog du programme Afriques futures et innovation de l'ISS.
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