Il est temps de résoudre la crise oubliée du Cameroun
Sept ans déjà que la crise anglophone a coûté des milliers de vies et déstabilisé le pays, pourtant elle est encore loin d’être résolue.
Publié le 03 octobre 2023 dans
ISS Today
Par
Hubert Kinkoh
chercheur, Gouvernance africaine de la paix et de la sécurité, ISS Addis-Abeba
Parmi les multiples crises que traverse le Cameroun, la crise anglophone est sans doute la plus grave en ce qu’elle met à mal l’unité nationale. Ce conflit a conduit les séparatistes à proclamer un nouvel État le 1er octobre 2017, l’Ambazonie, qui couvre les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest où vit environ 20 % de la population camerounaise.
Les célébrations de cette « Journée de l’indépendance » sont généralement marquées par des affrontements entre forces gouvernementales et groupes séparatistes armés. Les attaques violentes perpétrées lors des commémorations de cette année soulignent l’ampleur d’un problème qui semble avoir été oublié.
Régions du Cameroun Source : ISS (cliquez sur la carte pour l'image en taille réelle)
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La crise a éclaté en octobre 2016 lorsque les revendications corporatistes des enseignants et des avocats en faveur d’une réforme des systèmes éducatif et judiciaire des régions anglophones ont été réprimées de manière brutale. La réaction violente des autorités face aux préoccupations des citoyens quant à la marginalisation des systèmes linguistiques et éducatifs anglophones et la sous-représentation des Camerounais anglophones en politique a engendré une crise politique récurrente.
Le gouvernement a consenti quelques concessions, notamment en organisant un Grand dialogue national en 2019, avec peu d’effets, les principaux dirigeants séparatistes n’ayant pas été invités. Les décisions issues du dialogue ont abouti à l’octroi d’un « statut spécial » ambigu accordé aux régions, assorti d’une autonomie peu claire.
En octobre 2022 des pourparlers discrets ont été engagés entre le gouvernement et les leaders anglophones de la diaspora, qui ont montré un réel intérêt pour des négociations formelles. Toutefois, ces efforts n’ont pas permis d’apaiser la rébellion séparatiste, qui a déjà causé plus de 6 000 morts, 630 000 déplacés et 86 000 réfugiés au Nigeria voisin.
Un récent rapport d’Amnesty International fait état d’atrocités, notamment de violences sexuelles et sexistes, commises par des séparatistes armés, des milices et des forces de sécurité à l’encontre de civils. La crise a également perturbé l’accès à l’éducation de centaines de milliers d’enfants et a brutalement interrompu les activités socioéconomiques dans ces deux régions.
Les séparatistes ont exprimé leur volonté de participer à des pourparlers sous médiation internationale
Le gouvernement a intensifié sa recherche d’une solution militaire, espérant tirer parti de la fragmentation croissante entre les groupes séparatistes armés, qu’il qualifie de « terroristes ». Au début de l’année 2023, les troupes déployées dans le Nord-Ouest ont attaqué leurs positions.
Les séparatistes sont déterminés à lutter pour une Ambazonie indépendante, quoi qu’il en coûte. Ils ont exprimé à plusieurs reprises leur volonté de participer à des pourparlers dans le cadre d’une médiation internationale, mais se sont heurté au refus du gouvernement. Il s’agit notamment de discuter de la libération des prisonniers politiques, de la démilitarisation des régions anglophones et de l’amnistie pour les séparatistes en exil.
Ce conflit ne suscite toujours pas l’attention adéquate du continent ni de la communauté internationale. Hormis quelques déclarations du président de la Commission de l’Union africaine (UA), Moussa Faki Mahamat, indiquant sa préoccupation dans cette affaire, l’UA a peu réagi. Lors de la visite de Faki Mahamat à Yaoundé en 2018, le président camerounais Paul Biya s’était engagé à résoudre la crise, mais ses promesses sont restées lettre morte.
De plus, malgré les graves répercussions du conflit sur la stabilité en Afrique centrale, le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’UA n’a pas encore inscrit la crise camerounaise à son ordre du jour. En tant que membre du CPS, le Cameroun bloque probablement les tentatives des autres États membres de soumettre la question au débat.
Malgré les menaces pour la stabilité en Afrique centrale, le CPS de l’UA ne débat pas de la crise anglophone
En septembre 2022, Biya a mis fin au dialogue parrainé par le gouvernement et animé par la Suisse. Une nouvelle initiative a donné lieu à des réunions discrètes, en prévision d’une médiation avec plusieurs groupes séparatistes au Canada à la fin de l’année dernière. Bien que le gouvernement ait nié avoir sollicité l’aide du Canada, le ministère canadien des Affaires étrangères a maintenu avoir accepté une invitation des deux parties à la médiation.
De nouveaux troubles politiques se profilent d’ici les élections de 2025. Les élites rivales se bousculent pour succéder à Biya, qui aura 92 ans à l’ouverture du scrutin et qui est au pouvoir depuis 1982. Depuis son accession à l’indépendance en 1960, le Cameroun n’a pas connu de transfert démocratique du pouvoir.
Le coup d’État militaire du 30 août qui a renversé Ali Bongo du Gabon a eu un effet déstabilisant sur le Cameroun. Il a contraint Biya à remanier les postes de l’état-major et à consolider son pouvoir en réduisant l’influence des services de sécurité et en faisant interdire la couverture médiatique associant le Cameroun aux coups d’État.
Des problèmes de santé pourraient l’écarter de la course au pouvoir en 2025, créant ainsi une vacance du pouvoir. Biya aurait envisagé que son fils Franck Biya lui succède, bien qu’une succession dynastique serait probablement mal accueillie par les membres les plus anciens du Rassemblement démocratique du peuple camerounais, le parti au pouvoir. L’armée pourrait exploiter toute instabilité liée à la succession pour justifier un coup d’État.
Le CPS pourrait déployer le Groupe des Sages de manière préventive
Le pays est également confronté à Boko Haram dans l’Extrême-Nord qui a fait plus de 3 000 morts et déplacé au moins 250 000 personnes. Aux incursions des rebelles dans la région Est en provenance de la République centrafricaine s’ajoutent des affrontements intercommunautaires sporadiques dans l’Extrême-Nord et dans le Sud. Des tensions entre éleveurs nigérians et agriculteurs camerounais ont également refait surface.
On assiste de plus à toute une série de scandales de corruption liés à l’organisation de la Coupe d’Afrique des nations début 2022 et à l’assassinat du journaliste Martinez Zogo en janvier 2023.
À l’approche de la « Journée de l’indépendance » de l’Ambazonie, la crise s’est accentuée dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, et les forces de sécurité ont intensifié leurs opérations contre les repaires des séparatistes. Ces derniers ont récemment durci leur position, imposé des moratoires sur la vie publique en instaurant des « villes mortes », menacé les fonctionnaires et multiplié les violences à l’encontre des civils. Les deux parties au conflit n’étant pas disposées à faire de compromis, les affrontements se poursuivront probablement à mesure que s’installera l’abandon économique et social des régions anglophones.
La crise anglophone au Cameroun ne peut être ignorée. Le CPS doit l’inscrire à son ordre du jour, d’autant plus que la Communauté économique des États de l’Afrique centrale, qui aborde rarement les conflits dans ses pays membres, n’est pas à même de s’attaquer à cette question. Le CPS pourrait recommander le déploiement du Groupe des Sages comme outil de diplomatie préventive, au lieu d’attendre la désintégration du pays pour réagir.
Les partenaires internationaux du Cameroun doivent faire pression pour que le dialogue inclusif reprenne. Si les pourparlers aboutissent, ils devront souligner la nécessité d’améliorer la gouvernance et d’accélérer la décentralisation afin que les régions anglophones puissent bénéficier de l’autonomie que leur « statut spécial » aurait dû leur assurer.
Hubert Kinkoh, chercheur, Gouvernance africaine de la paix et de la sécurité, ISS Addis-Abeba, et Thierry Boudjekeu, chargé de communication, ISS
Image : © Marco Longari / AFP
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